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graver dans l’esprit dès l’âge de deux ans : ce sont des points lumineux que toute l’ombre de la vie ne peut éteindre ; c’est un coin qui demeure d’un grand tableau effacé. Un des plus persistants parmi ces souvenirs était celui-ci : une fenêtre grande ouverte dans une calme soirée d’été, les rayons obliques d’un soleil couchant, une icône dans un coin de la chambre, une lampe allumée devant l’icône et sa mère agenouillée, pleurant comme dans une crise d’hystérie, pleurant et criant, en serrant jusqu’à lui faire mal son petit Alioscha contre sa poitrine, en appelant sur lui les bénédictions de la Madone, en l’offrant sur ses bras à la Vierge et en la suppliant de le protéger… Tout à coup une domestique entre dans la chambre et enlève des bras de sa mère l’enfant épouvanté. Alioscha voyait encore le visage enflammé, mais très-beau, de sa mère… Tels étaient ses souvenirs… Il n’aimait pas à en parler. D’une façon plus générale, on peut dire qu’il n’aimait pas parler. Non qu’il fut méfiant, ni timide, ni sauvage, au contraire : mais il avait une sorte d’inquiétude intérieure, très-spéciale, et qui lui faisait oublier tout le reste. Très-aimant toutefois, il semblait devoir se fier sans prudence à tous ; mais personne ne le prenait pour un naïf. Quelque chose en lui avertissait les autres qu’il ne les jugeait pas, qu’il ne croyait pas volontiers le mal, qu’il ne pouvait même admettre que personne s’arrogeât le droit de juger les actions d’autrui. Quand le mal lui était démontré, il restait plutôt attristé qu’étonné, sans jamais s’effrayer de rien. Arrivé à vingt ans chez son père, dans le plus ignoble lieu de débauche, lui, l’innocent et le pur, il se contentait de se retirer silencieusement quand les scènes auxquelles il