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tant plus précieux. Cela prouve que ce sujet ne t’est pas inconnu, tu as déjà réfléchi sur la sensualité. Ah ! le vierge ! Tu es un Éliacin, un petit saint, j’en conviens, mais le diable sait tout ce que tu as pensé déjà, tout ce que tu connais ou devines ! Vierge, mais tu as déjà risqué un œil dans les profondeurs… de l’abîme depuis longtemps. Allons ! tu es tout de même un Karamazov. Oui, la naturelle sélection est pour beaucoup là dedans. Par ton père, tu es un sensuel, et par ta mère un innocent… Mais pourquoi donc trembles-tu ? C’est parce que j’ai dit la vérité ? Sais-tu ? Grouschegnka m’a demandé de t’amener chez elle, et elle a juré de t’enlever ta soutane. Et si tu savais comme elle insistait : « Amène-le ! amène-le ! » Qu’a-t-elle donc trouvé de si curieux en toi ? C’est une femme extraordinaire, je t’assure.

— Salue-la de ma part et dis-lui que je n’irai pas, dit Alioscha en riant du bout des dents.

— Vieille chanson, frère !… Or, si la sensualité est en toi, songe ce que peut être ton frère Ivan, qui est du même ventre que toi. C’est un Karamazov, lui aussi, c’est-à-dire un sensuel doublé d’un innocent. Lui, il écrit des articles sur la question ecclésiastique pour s’amuser, en attendant, et qu’il publie dans quelque sot calcul mystérieux, quoiqu’il soit, comme il l’avoue lui-même, un athée. Sous main, il tâche de souffler à son frère Mitia sa fiancée, et je crois qu’il y parviendra, et du consentement de Mitegnka lui-même. Mitegnka lui abandonnera sa fiancée pour s’en défaire plus vite et aller librement chez Grouschegnka. Voilà des hommes sur lesquels pèse vraiment une fatalité. Ils comprennent que leur action est vile et la commettent