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je me ferais volontiers crucifier pour l’amour des hommes ! Mais partager, deux jours durant, la même chambre avec un autre, je ne le puis. Je peux arriver à haïr le meilleur homme du monde en vingt-quatre heures, l’un parce qu’il prolongera outre mesure ses repas, l’autre parce qu’il se mouchera sans cesse à cause d’un coriza. En un mot, je suis l’ennemi naturel de quiconque m’approche.

— Mais que faire ? que faire alors ? Faut-il donc désespérer de tout ?

— Non, il suffit de souffrir. Faites ce que vous pouvez, et cela vous sera compté. D’ailleurs, vous avez déjà fait beaucoup, puisque vous êtes arrivée à vous connaître vous-même. Mais si vous ne m’avez fait cette confession que pour que je vous loue de votre sincérité, vous n’arriverez pas à l’amour actif. Vos projets ne dépasseront pas votre pensée, et votre vie s’effacera comme une ombre.

— Vous m’épouvantez, car vous dites vrai : je n’attendais que vos éloges.

— Eh bien, cet aveu prouve que vous êtes sincère et que votre cœur est bon : vous êtes dans la bonne voie, tâchez d’y rester. L’important est de fuir le mensonge, surtout le mensonge qu’on se fait à soi-même. Ne vous effrayez pas de vos propres hésitations devant votre désir d’aimer activement. Je regrette de ne pouvoir rien vous dire de plus. L’amour actif est terriblement différent de l’amour spéculatif ! Ne vous étonnez pas si, un jour, malgré tous vos efforts, il vous semble que non-seulement vous ne vous êtes pas rapprochée du but, mais que vous vous en êtes éloignée : c’est ce jour-là, je vous le prédis, que vous serez le plus près d’atteindre le but, et que vous recon-