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cent pour tous et pour tout. Tu l’as oublié. C’est précisément sur lui que se fonde le monument du monde, et c’est à lui de crier : « Tu as raison, Seigneur, car ta vérité nous est révélée. »

— Ah ! oui, c’est le seul Sans péché, le seul innocent ! Non, je ne l’ai pas oublié ; je m’étonne même que tu ne me l’aies pas objecté depuis longtemps, car, d’ordinaire, les tiens commencent par le mettre en cause. Sais-tu, — mais ne ris pas, — j’ai écrit là-dessus un poëme, il y a un an. Si tu as encore dix minutes à perdre avec moi, je vais te le raconter.

— Tu as écrit un poëme !

— Non, je ne l’ai point écrit, dit Ivan en riant. Je n’ai pas fait deux vers dans ma vie. Mais j’ai rêvé ce poëme, et il est gravé dans ma mémoire. Tu seras mon premier lecteur, c’est-à-dire auditeur.

— Je t’écoute.

— Mon poëme s’appelle le Grand Inquisiteur ; c’est absurde, tu vas voir.

V

D’abord, un mot de préface. L’action se passe au seizième siècle. Tu sais qu’à cette époque on usitait les puissances célestes comme machines poétiques. Je ne parle pas de Dante. En France, les clercs et les moines donnaient des représentations entières où l’on montrait la Madone, les anges, les saints, le Christ et Dieu le Père lui-même. Tout se passait très-simplement. Dans