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bras, et se mit à souffler son haleine dans la bouche puante du malheureux que rongeait une horrible maladie. Je suis convaincu que loann fit cela avec effort, par un effort factice , comme une obligation qu’il s’imposait lui- même. On ne peut aimer qu’un homme caché, invisible : sitôt qu’il montre son visage, l’amour disparaît.

— Le starets Zossima nous a souvent dit cela , observa Alioscha. Il disait aussi que le visage de l’homme éteint souvent l’amour dans les cœurs expérimentés. Il y a pourtant de l’amour dans l’humanité , un amour presque égal à celui du Christ, Ivan, j’en sais quelque chose...

— Eh bien, moi, je ne le comprends pas encore, et je ne peux pas le comprendre. Nous sommes beaucoup ainsi; la question est de savoir si ce sont les mauvais sentiments acquis, ajoutés, qui écartent l’amour, ou si cela est dans la nature humaine. A mon avis , l’amour du Christ pour les hommes est une sorte de merveille impossible sur la terre. Il est vrai qu’il était Dieu; mais nous ne sommes pas des dieux! Supposons, par exemple, que je puis souffrir profondément; un autre ne peut savoir à quel degré de souffrance je puis parvenir, puisqu’il est un autre que moi ! Et puis, il est rare qu’entre prochains on consente à croire à la souffrance l’un de l’autre : comme si la souffrance était une dignité! Pourquoi ne pas y consentir, pourtant? qu’en dis-tu? Peut-être parce que je suis mauvais ou que j’ai le visage d’un sot, ou que j’aurai marché un jour sur le pied de ce prochain-là! D’ailleurs, il y a souffrance et souffrance. La souffrance qui m’humilie, la faim, par exemple, mon bienfaiteur consentira à l’admettre en moi. Mais dès que ma souffrance s’élève, una