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II

L’alarme

Notre ispravnik Mikhaïl Makarovitch, lieutenant-colonel en retraite devenu « conseiller de cour[1] », était un brave homme. Établi chez nous depuis trois ans seulement, il s’était attiré la sympathie générale parce qu’ « il savait réunir la société ». Il y avait toujours du monde chez lui, ne fût-ce qu’une ou deux personnes à dîner ; il n’aurait pu vivre sans cela. Les prétextes les plus variés motivaient les invitations. La chère n’était pas délicate, mais copieuse, les tourtes de poisson excellentes, l’abondance des vins compensait leur médiocrité. Dans la première pièce se trouvait un billard, avec des gravures de courses anglaises encadrées de noir, ce qui constitue, comme on sait, l’ornement nécessaire de tout billard chez un célibataire. On jouait tous les soirs aux cartes. Mais souvent, la meilleure société de notre ville se réunissait pour danser, les mères amenaient leurs filles. Mikhaïl Makarovitch, bien que veuf, vivait en famille, avec sa fille veuve et ses deux petites-filles. Celles-ci, qui avaient terminé leurs études, étaient assez gentilles et gaies et, bien que sans dot, attiraient chez leur grand-père la jeunesse mondaine. Bien que borné et peu instruit, Mikhaïl Makarovitch remplissait ses fonctions aussi bien que beaucoup d’autres. Il avait toutefois des vues erronées sur certaines réformes du présent règne[2], et cela plus par indolence que par incapacité, car il ne trouvait pas le temps de les étudier. « J’ai l’âme d’un militaire plutôt que d’un civil », se disait-il en parlant de lui-même. Bien qu’il eût des terres au soleil, il ne s’était pas encore formé une idée très nette de la réforme paysanne et n’apprenait à la connaître que peu à peu, par la pratique et malgré lui.

Sûr de trouver du monde chez Mikhaïl Makarovitch, Piotr Ilitch y rencontra en effet le procureur, venu faire une

  1. Grade de la hiérarchie civile correspondant à celui de lieutenant-colonel dans la hiérarchie militaire, septième classe.
  2. Les grandes réformes sociales, administratives, judiciaires du règne d’Alexandre II.