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avoué, je lui ai demandé : « Dmitri Fiodorovitch, pourquoi avez-vous les mains en sang ? » Il m’a répondu que c’était du sang humain et qu’il venait de tuer quelqu’un, puis il est sorti en courant comme un fou. Je me suis prise à songer : « Où peut-il bien aller, maintenant ? À Mokroïé tuer sa maîtresse. » Alors j’ai couru chez lui pour le supplier de l’épargner. En passant devant la boutique des Plotnikov, je l’ai vu prêt à partir, et j’ai remarqué qu’il avait les mains propres… »

La grand-mère confirma le récit de sa petite-fille. Piotr Ilitch quitta la maison encore plus troublé qu’il n’y était entré.

Le plus simple semblait maintenant d’aller tout droit chez Fiodor Pavlovitch s’enquérir s’il n’était rien arrivé ; puis, une fois édifié, de se rendre chez l’ispravnik. Piotr Ilitch y était bien résolu. Mais la nuit était sombre, la porte cochère massive, il ne connaissait que fort peu Fiodor Pavlovitch ; si, à force de frapper, on lui ouvrait, et qu’il ne se fût rien passé, demain, le malicieux Fiodor Pavlovitch irait raconter en ville, comme une anecdote, qu’à minuit, le fonctionnaire Perkhotine, qu’il ne connaissait pas, avait forcé sa porte pour s’informer si on ne l’avait pas tué. Ça ferait un beau scandale ! Or, Piotr Ilitch redoutait par-dessus tout le scandale. Néanmoins, le sentiment qui l’entraînait était si puissant qu’après avoir tapé du pied avec colère et s’être dit des injures, il s’élança dans une autre direction, chez Mme Khokhlakov. Si elle répondait négativement à la question des trois mille roubles donnés à telle heure à Dmitri Fiodorovitch, il irait trouver l’ispravnik, sans passer chez Fiodor Pavlovitch ; sinon, il remettrait tout au lendemain et retournerait chez lui. On comprend bien que la décision du jeune homme de se présenter à onze heures du soir chez une femme du monde inconnue, de la faire lever peut-être pour lui poser une question singulière, risquait de provoquer un bien autre scandale qu’une démarche auprès de Fiodor Pavlovitch. Mais il arrive souvent que les gens les plus flegmatiques prennent en pareil cas des décisions de ce genre. Or, à ce moment-là, Piotr Ilitch n’était pas du tout flegmatique ! Il se rappela toute sa vie comment le trouble insurmontable qui s’était emparé de lui dégénéra en supplice et l’entraîna contre sa volonté. Bien entendu, il s’injuria tout le long du chemin pour cette sotte démarche, mais « j’irai jusqu’au bout ! » répétait-il pour la dixième fois en grinçant des dents, et il tint parole.