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prête à perdre connaissance, ouvrait tout grands les yeux comme une folle. Dmitri s’assit machinalement auprès de Fénia.

Sa pensée errait dans une sorte de stupeur. Mais tout s’expliquait ; il était au courant, Grouchegnka elle-même lui avait parlé de cet officier, ainsi que de la lettre reçue un mois auparavant. Ainsi, depuis un mois, cette intrigue s’était menée à son insu, jusqu’à l’arrivée de ce nouveau prétendant, et il n’avait pas songé à lui. Comment cela se pouvait-il ? Cette question surgissait devant lui comme un monstre et le glaçait d’effroi.

Soudain, oubliant qu’il venait d’effrayer et de malmener Fénia, il se mit à lui parler d’un ton fort doux, à la questionner avec une précision surprenante vu l’état où il se trouvait. Bien que Fénia regardât avec stupeur les mains ensanglantées du capitaine, elle répondit avec empressement à chacune de ses questions. Peu à peu, elle prit même plaisir à lui exposer tous les détails, non pour l’attrister, mais comme si elle voulait de tout son cœur lui rendre service. Elle lui raconta la visite de Rakitine et d’Aliocha, tandis qu’elle faisait le guet, le salut dont sa maîtresse avait chargé Aliocha pour lui, Mitia, qui devait « se souvenir toujours qu’elle l’avait aimé une petite heure ». Mitia sourit, ses joues s’empourprèrent. Fénia, chez qui la crainte avait fait place à la curiosité, se risqua à lui dire :

« Vous avez du sang aux mains, Dmitri Fiodorovitch.

— Oui », fit-il en les regardant distraitement.

Il y eut un silence prolongé. Son effroi était passé, une résolution inflexible le possédait. Il se leva d’un air pensif.

« Monsieur, que vous est-il arrivé ? » insista Fénia en désignant ses mains.

Elle parlait avec commisération, comme la personne la plus proche de lui dans son chagrin.

« C’est du sang, Fénia, du sang humain… Mon Dieu, pourquoi l’avoir versé ?… Il y a une barrière, déclara-t-il en regardant la jeune fille comme s’il lui proposait une énigme, une barrière haute et redoutable, mais demain, au lever du soleil, Mitia la franchira… Tu ne comprends pas, Fénia, de quelle barrière il s’agit ; n’importe… Demain tu apprendras tout ; maintenant, adieu ! Je ne serai pas un obstacle, je saurai me retirer. Vis, mon adorée… tu m’as aimé une heure, souviens-toi toujours de Mitia Karamazov… »

Il sortit brusquement, laissant Fénia presque plus effrayée que tout à l’heure, quand il s’était jeté sur elle.

Dix minutes plus tard, il se présenta chez Piotr Ilitch Perkhotine,