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« Seul. »

« Où es-tu donc ? répéta le vieux, le buste penché au-dehors pour regarder de tous côtés. Viens ici, je t’ai préparé un cadeau, viens le voir ! »

« L’enveloppe avec les trois mille roubles. »

« Mais où es-tu donc ? Es-tu à la porte ? Je vais ouvrir… »

Fiodor Pavlovitch risquait de tomber en regardant vers la porte qui menait au jardin ; il scrutait les ténèbres ; il allait certainement s’empresser d’ouvrir la porte, sans attendre la réponse de Grouchegnka. Mitia ne broncha point. La lumière éclairait nettement le profil détesté du vieillard, avec sa pomme d’Adam, son nez recourbé, ses lèvres souriant dans une attente voluptueuse. Une colère furieuse bouillonna soudain dans le cœur de Mitia : « Le voilà, mon rival, le bourreau de ma vie ! » C’était un accès irrésistible, l’emportement dont il avait parlé à Aliocha, lors de leur conversation dans le pavillon, en réponse à la question : « Comment peux-tu dire que tu tueras ton père ? »

« Je ne sais pas, avait dit Mitia, peut-être le tuerai-je, peut-être ne le tuerai-je pas. Je crains de ne pouvoir supporter son visage à ce moment-là. Je hais sa pomme d’Adam, son nez, ses yeux, son sourire impudent. Il me dégoûte. Voilà ce qui m’effraie ; je ne pourrai pas me contenir… »

Le dégoût devenait intolérable. Mitia hors de lui sortit de sa poche le pilon de cuivre.

« Dieu m’a préservé à ce moment », devait dire plus tard Mitia ; à ce moment en effet, Grigori, souffrant, se réveilla. Avant de se coucher, il avait employé le remède dont Smerdiakov parlait à Ivan Fiodorovitch. Après s’être frotté, aidé par sa femme, avec de l’eau-de-vie mélangée à une infusion secrète très forte, il but le reste de la drogue, tandis que Marthe Ignatièvna récitait une prière. Elle en prit aussi et, n’ayant pas l’habitude, s’endormit d’un sommeil de plomb à côté de son mari. Tout à coup, celui-ci s’éveilla, réfléchit un instant et, bien qu’il ressentît une douleur aiguë dans les reins, se leva et s’habilla à la hâte. Peut-être se reprochait-il de dormir, la maison restant sans gardien « en un temps si dangereux ». Smerdiakov, épuisé par sa crise, gisait sans mouvement dans le cabinet voisin. Marthe Ignatièvna n’avait pas bougé ; « elle est lasse », pensa Grigori après l’avoir regardée, et il sortit en geignant sur le perron. Il voulait seulement