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accordée par une volonté souveraine, toute la Russie nous entend. Je ne parle pas seulement pour les pères qui sont ici, je crie à tous : « Pères, ne contristez point vos enfants ! » Pratiquons d’abord nous-mêmes le précepte du Christ, et alors seulement nous pourrons exiger quelque chose de nos enfants. Sinon, nous ne sommes pas des pères, mais des ennemis pour eux ; il ne sont pas nos enfants, mais nos ennemis, et cela par notre faute ! « On se servira envers vous de la même mesure dont vous vous serez servis »[1], ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’Évangile qui le prescrit ; mesurez de la même mesure qui vous est appliquée. Comment accuser nos enfants s’ils nous rendent la pareille ? Dernièrement, en Finlande, une servante fut soupçonnée d’avoir accouché clandestinement. On l’épia et l’on trouva au grenier, dissimulée derrière des briques, sa malle qui contenait le cadavre d’un nouveau-né tué par elle. On y découvrit également les squelettes de deux autres bébés, qu’elle avoua avoir tués à leur naissance. Messieurs les jurés, est-ce là une mère ? Elle a bien mis au monde ses enfants, mais qui de nous oserait lui appliquer le saint nom de mère ? Soyons hardis, messieurs les jurés, soyons même téméraires, nous devons l’être en ce moment et ne pas craindre certains mots, certaines idées, comme les marchandes de Moscou, qui craignent le « métal » et le « soufre »[2]. Prouvons, au contraire, que le progrès des dernières années a influé aussi sur notre développement et disons franchement : il ne suffit pas d’engendrer pour être père, il faut encore mériter ce titre. Sans doute, le mot père a une autre signification, d’après laquelle un père, fût-il un monstre, un ennemi juré de ses enfants, restera toujours leur père, par le seul fait qu’il les a engendrés. Mais c’est une signification mystique, pour ainsi dire, qui échappe à l’intelligence, qu’on peut admettre seulement comme article de foi, ainsi que bien des choses incompréhensibles auxquelles la religion ordonne de croire. Mais dans ce cas, cela doit rester hors du domaine de la vie réelle. Dans ce domaine, qui a, non seulement ses droits, mais impose de grands devoirs, si nous voulons être humains, chrétiens enfin, nous sommes tenus d’appliquer seulement des idées justifiées par la raison et l’expérience, passées au creuset de l’analyse, bref, d’agir sensément et non avec extravagance, comme en rêve ou dans le délire, pour ne pas nuire à notre semblable, pour

  1. Matthieu, VII, 2 ; Marc, IV, 24.
  2. Cette crainte superstitieuse a été notamment signalée par Ostrovski dans sa comédie : les Jours néfastes, II, 2 -1863.