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et son avocat. » Pourtant, il a oublié de mentionner que si ce redoutable accusé a gardé vingt-trois ans une profonde reconnaissance pour une livre de noisettes, la seule gâterie qu’il ait jamais eue dans la maison paternelle, inversement un tel homme devait se rappeler, durant ces vingt-trois ans, qu’il courait chez son père « nu-pieds, dans l’arrière-cour, la culotte retenue par un seul bouton », suivant l’expression d’un homme de cœur, le Dr Herzenstube. Oh ! messieurs les jurés, à quoi bon regarder de près cette « calamité », répéter ce que tout le monde connaît ! Qu’est-ce que mon client a trouvé en arrivant chez son père ? Et pourquoi le représenter comme un être sans cœur, un égoïste, un monstre ? Il est impétueux, il est sauvage, violent, voilà pourquoi on le juge maintenant. Mais qui est responsable de sa destinée, à qui la faute si, avec des penchants vertueux, un cœur sensible et reconnaissant, il a reçu une éducation aussi monstrueuse ? A-t-on développé sa raison, est-il instruit, quelqu’un lui a-t-il témoigné un peu d’affection dans son enfance ? Mon client a grandi à la grâce de Dieu, c’est-à-dire comme une bête sauvage. Peut-être brûlait-il de revoir son père, après cette longue séparation, peut-être en se rappelant son enfance comme à travers un songe, a-t-il écarté à maintes reprises le fantôme odieux du passé, désirant de toute son âme absoudre et étreindre son père ! Et alors ? On l’accueille avec des railleries cyniques, de la méfiance, des chicanes au sujet de son héritage ; il n’entend que des propos et des maximes qui soulèvent le cœur, finalement il voit son père essayer de lui ravir son amie, avec son propre argent ; oh ! messieurs les jurés, c’est répugnant, c’est atroce ! Et ce vieillard se plaint à tout le monde de l’irrévérence et de la violence de son fils, le noircit dans la société, lui cause du tort, le calomnie, achète ses reconnaissances de dette pour le faire mettre en prison ! Messieurs les jurés, les gens en apparence durs, violents, impétueux, tels que mon client, sont bien souvent des cœurs tendres, seulement ils ne le montrent pas. Ne riez pas de mon idée ! Mr le procureur s’est moqué impitoyablement de mon client, en signalant son amour pour Schiller et « le sublime ». Je ne m’en serais pas moqué à sa place. Oui, ces cœurs — oh ! laissez-moi les défendre, ils sont rarement et si mal compris —, ces cœurs sont souvent assoiffés de tendresse, de beauté, de justice, précisément parce que, sans qu’ils s’en doutent eux-mêmes, ces sentiments contrastent avec leur propre violence, avec leur propre dureté. Si indomptables qu’