Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/348

Cette page n’a pas encore été corrigée

considérait-il comme une fiction. Mais ayant aussitôt compris, avec son cœur malade, que la dissimulation de cette femme et son récent mensonge provenaient peut-être du fait que ce nouveau rival, loin d’être un caprice et une fiction, représentait tout pour elle, tout son espoir dans la vie, ayant compris cela, il s’est résigné.

« Eh bien, messieurs les jurés, je ne puis passer sous silence ce trait inopiné chez l’accusé, à qui sont subitement apparus la soif de la vérité, le besoin impérieux de respecter cette femme, de reconnaître les droits de son cœur, et cela au moment où, pour elle, il venait de teindre ses mains dans le sang de son père ! Il est vrai que le sang versé criait déjà vengeance, car ayant perdu son âme, brisé sa vie terrestre, il devait malgré lui se demander à ce moment : « Que suis-je, que puis-je être maintenant pour elle, pour cette créature chérie plus que tout au monde, en comparaison de ce premier amant « incontesté », de celui qui, repentant, revient à cette femme séduite jadis par lui, avec un nouvel amour, avec des propositions loyales, et la promesse d’une vie régénérée et désormais heureuse ? » Mais lui, le malheureux, que peut-il lui offrir maintenant ? Karamazov comprit tout cela et que son crime lui barrait la route, qu’il n’était qu’un criminel voué au châtiment, indigne de vivre ! Cette idée l’accabla, l’anéantit. Aussitôt, il s’arrêta à un plan insensé qui, étant donné son caractère, devait lui paraître la seule issue à sa terrible situation : le suicide. Il court dégager ses pistolets, chez Mr Perkhotine, et, chemin faisant, sort de sa poche l’argent pour lequel il vient de souiller ses mains du sang de son père. Oh ! maintenant plus que jamais il a besoin d’argent ; Karamazov va mourir, Karamazov se tue, on s’en souviendra ! Ce n’est pas pour rien que nous sommes poète, ce n’est pas pour rien que nous avons brûlé notre vie comme une chandelle par les deux bouts. La rejoindre, et, là-bas, une fête à tout casser, une fête comme on n’en a jamais vu, pour qu’on se le rappelle et qu’on en parle longtemps. Au milieu des cris sauvages, des folles chansons et des danses des tziganes, nous lèverons notre verre pour féliciter de son nouveau bonheur la dame de nos pensées, puis là, devant elle, à ses pieds, nous nous brûlerons la cervelle, pour racheter nos fautes. Elle se souviendra de Mitia Karamazov, elle verra comme il l’aimait, elle plaindra Mitia ! Nous sommes ici en pleine exaltation romanesque, nous retrouvons la fougue sauvage et la sensualité des Karamazov, mais il y a quelque chose d’autre, messieurs les jurés, qui crie dans l’âme, frappe l’esprit sans cesse et empoisonne le cœur jusqu’