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de connivence, s’ils avaient assassiné ensemble et s’étaient partagé l’argent ?

« Oui, il y a, en effet, un soupçon grave et, tout d’abord, de fortes présomptions à l’appui ; l’un d’eux assassine et se charge de tout, tandis que l’autre complice reste couché en simulant une crise, précisément pour éveiller au préalable le soupçon chez tous, pour alarmer le maître et Grigori. On se demande pour quels motifs les deux complices auraient pu imaginer un plan aussi absurde. Mais peut-être n’y avait-il qu’une complicité passive de la part de Smerdiakov ; peut-être qu’épouvanté, il a consenti seulement à ne pas s’opposer au meurtre et, pressentant qu’on l’accuserait d’avoir laissé tuer son maître sans le défendre, il aura obtenu de Dmitri Karamazov la permission de rester couché durant ce temps, comme s’il avait une crise : « Libre à toi d’assassiner, ça ne me regarde pas. » Dans ce cas, comme cette crise aurait mis la maison en émoi, Dmitri Karamazov ne pouvait consentir à une telle convention. Mais j’admets qu’il y ait consenti ; il n’en résulterait pas moins que Dmitri Karamazov est l’assassin direct, l’instigateur, et Smerdiakov, à peine un complice passif : il a seulement laissé faire, par crainte et contre sa volonté ; cette distinction n’aurait pas échappé à la justice. Or, que voyons-nous ? Lors de son arrestation, l’inculpé rejette tous les torts sur Smerdiakov et l’accuse seul. Il ne l’accuse pas de complicité ; lui seul a assassiné et volé, c’est l’œuvre de ses mains ! A-t-on jamais vu des complices se charger dès le premier moment ? Et remarquez le risque que court Karamazov : il est le principal assassin, l’autre s’est borné à laisser faire, couché derrière la cloison, et il s’en prend à lui. Mais ce comparse pouvait se fâcher et, par instinct de conservation, s’empresser de dire toute la vérité : nous avons tous deux participé au crime, pourtant, je n’ai pas tué, j’ai seulement laissé faire, par crainte. Car Smerdiakov pouvait comprendre que la justice discernerait aussitôt son degré de culpabilité, et compter sur un châtiment bien moins rigoureux que le principal assassin, qui voulait tout rejeter sur lui. Mais alors, il aurait forcément avoué. Pourtant, il n’en est rien. Smerdiakov n’a pas soufflé mot de sa complicité, bien que l’assassin l’ait accusé formellement et désigné tout le temps comme l’unique auteur du crime. Ce n’est pas tout ; Smerdiakov a révélé à l’instruction qu’il avait lui-même parlé à l’accusé de l’enveloppe avec l’argent et des signaux, et que sans lui, celui-ci n’aurait rien su. S’il avait été vraiment complice et coupable, aurait-il si volontiers