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« Qu’est-ce donc que cette famille Karamazov, qui a acquis soudain une si triste célébrité ? J’exagère peut-être, mais il me semble qu’elle résume certains traits fondamentaux de notre société contemporaine, à l’état microscopique, « comme une goutte d’eau résume le soleil ». Voyez ce vieillard débauché, ce « père de famille » qui a fini si tristement. Gentilhomme de naissance mais ayant débuté dans la vie comme chétif parasite, un mariage imprévu lui procure un petit capital ; d’abord vulgaire fripon et bouffon obséquieux, c’est avant tout un usurier. Avec le temps, à mesure qu’il s’enrichit, il prend de l’assurance. L’humilité et la flagornerie disparaissent, il ne reste qu’un cynique méchant et railleur, un débauché. Nul sens moral, une soif de vivre inextinguible. À part les plaisirs sensuels, rien n’existe, voilà ce qu’il enseigne à ses enfants. En tant que père, il ne reconnaît aucune obligation morale, il s’en moque, laisse ses jeunes enfants aux mains des domestiques et se réjouit quand on les emmène. Il les oublie même totalement. Toute sa morale se résume dans ce mot : après moi, le déluge ![1] C’est le contraire d’un citoyen, il se détache complètement de la société : « Périsse le monde, pourvu que je me trouve bien, moi seul. » Et il se trouve bien, il est tout à fait content, il veut mener cette vie encore vingt ou trente ans. Il frustre son fils, et avec son argent, l’héritage de sa mère qu’il refuse de lui remettre, il cherche à lui souffler sa maîtresse. Non, je ne veux pas abandonner la défense de l’accusé à l’éminent avocat venu de Pétersbourg. Moi aussi je dirai la vérité, moi aussi je comprends l’indignation accumulée dans le cœur de ce fils. Mais assez sur ce malheureux vieillard : il a reçu sa rétribution. Rappelons-nous, pourtant, que c’était un père, et un père moderne. Est-ce calomnier la société que de dire qu’il y en a beaucoup comme lui ? Hélas ! la plupart d’entre eux ne s’expriment pas avec autant de cynisme, car ils sont mieux élevés, plus instruits, mais au fond ils ont la même philosophie. Admettons que je sois pessimiste. Il est entendu que vous me pardonnerez. Ne me croyez pas, mais laissez-moi m’expliquer, vous vous rappellerez certaines de mes paroles.

« Voyons les fils de cet homme. L’un est devant nous, au banc des accusés ; je serai bref sur les autres. L’aîné de ceux-ci est un jeune homme moderne, fort instruit et fort intelligent, qui ne croit à rien pourtant et a déjà renié bien

  1. En français dans le texte.