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il y a de suicides parmi les jeunes gens ! Et ils se tuent sans se demander, comme Hamlet, ce qu’il y aura « ensuite » ; la question de l’immortalité de l’âme, de la vie future n’existe pas pour eux. Voyez notre corruption, nos débauchés. Fiodor Pavlovitch, la malheureuse victime de cette affaire, paraît un enfant innocent à côté d’eux. Or, nous l’avons tous connu, il vivait parmi nous… Oui, la psychologie du crime en Russie sera peut-être étudiée un jour par des esprits éminents, tant chez nous qu’en Europe, car le sujet en vaut la peine. Mais cette étude aura lieu après coup, à loisir, quand l’incohérence tragique de l’heure actuelle, n’étant plus qu’un souvenir, pourra être analysée plus impartialement que je ne suis capable de le faire. Pour le moment, nous nous effrayons ou nous feignons de nous effrayer, tout en savourant ce spectacle, ces sensations fortes qui secouent notre cynique oisiveté ; ou bien nous nous cachons, comme des enfants, la tête sous l’oreiller à la vue de ces fantômes qui passent, pour les oublier ensuite dans la joie et dans les plaisirs. Mais un jour ou l’autre il faudra réfléchir, faire notre examen de conscience, nous rendre compte de notre état social. À la fin d’un de ses chefs-d’œuvre, un grand écrivain de la période précédente, comparant la Russie à une fougueuse troïka, qui galope vers un but inconnu, s’écrie : « Ah ! troïka, rapide comme l’oiseau, qui donc t’a inventée ? » Et, dans un élan d’enthousiasme, il ajoute que devant cette troïka emportée, tous les peuples s’écartent respectueusement[1]. Soit, messieurs, je le veux bien, mais, à mon humble avis, le génial artiste a cédé à un accès d’idéalisme naïf, à moins que peut-être il n’ait craint la censure de l’époque. Car, en n’attelant que ses héros à sa troïka, les Sabakévitch, les Nozdriov, les Tchitchikov, quel que soit le voiturier, Dieu sait où nous mèneraient de pareils coursiers ! Et ce sont là les coursiers d’autrefois ; nous avons mieux encore… »

Ici, le discours d’Hippolyte Kirillovitch fut interrompu par des applaudissements. Le libéralisme du symbole de la troïka russe plut. À vrai dire, les applaudissements furent clairsemés, de sorte que le président ne jugea même pas nécessaire de menacer le public de « faire évacuer » la salle. Pourtant, Hippolyte Kirillovitch fut réconforté : on ne l’avait jamais applaudi ! On avait refusé de l’écouter durant tant d’années, et tout à coup il pouvait se faire entendre de toute la Russie !

  1. Gogol, les Âmes mortes, 1ère partie, XI.