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sacrifier si on le lui demandait. Il reconnut d’ailleurs que, vers la fin, la passion de Mitia pour Grouchegnka et sa rivalité avec son père l’avaient mis dans une position intolérable. Mais il repoussa avec indignation l’hypothèse que son frère avait pu tuer pour voler, tout en convenant que ces trois mille roubles étaient devenus une obsession dans l’esprit de Mitia, qui les considérait comme une partie de son héritage frauduleusement détournée par son père et ne pouvait en parler sans se mettre en fureur. Quant à la rivalité des deux « personnes », comme disait le procureur, il s’exprima évasivement et refusa même de répondre à une ou deux questions.

« Votre frère vous a-t-il dit qu’il avait l’intention de tuer son père ? demanda le procureur. Vous pouvez ne pas répondre si cela vous convient.

— Directement, il ne me l’a pas dit.

— Indirectement, alors ?

— Il m’a parlé une fois de sa haine pour son père. Il craignait… d’être capable de le tuer dans un moment d’exaspération.

— Et vous l’avez cru ?

— Je n’ose l’affirmer. J’ai toujours pensé qu’un sentiment élevé le sauverait au moment fatal, comme c’est arrivé en effet, car ce n’est pas lui qui a tué mon père », dit Aliocha d’une voix forte qui résonna.

Le procureur tressaillit comme un cheval de bataille au son de la trompette.

« Soyez sûr que je ne mets pas en doute la sincérité de votre conviction, et la crois indépendante de votre amour fraternel pour ce malheureux. L’instruction nous a déjà révélé votre opinion originale sur le tragique épisode qui s’est déroulé dans votre famille. Mais je ne vous cache pas qu’elle est isolée et contredite par les autres dépositions. Aussi j’estime nécessaire d’insister pour connaître les données qui vous ont convaincu définitivement de l’innocence de votre frère et de la culpabilité d’une autre personne que vous avez désignée à l’instruction.

— J’ai seulement répondu aux questions, dit Aliocha avec calme ; je n’ai pas formulé d’accusation contre Smerdiakov.

— Pourtant, vous l’avez désigné ?

— D’après les paroles de mon frère Dmitri. Je savais que, lors de son arrestation, il avait accusé Smerdiakov. Je suis persuadé de l’innocence de mon frère. Et si ce n’est pas lui qui a tué, alors…

— C’est Smerdiakov ? Pourquoi précisément lui ? Et pourquoi