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derrière la table où siégeait le tribunal ; on y installa des fauteuils, ce qui ne s’était jamais vu. Les dames, fort nombreuses, formaient au moins la moitié du public. Il y avait tellement de juristes qu’on ne savait où les mettre, toutes les cartes étant distribuées depuis longtemps. On édifia à la hâte au fond de la salle, derrière l’estrade, une séparation à l’intérieur de laquelle ils prirent place, s’estimant heureux de pouvoir même rester debout, car on avait enlevé toutes les chaises pour gagner de l’espace, et la foule rassemblée assista au procès debout, en masse compacte. Certaines dames, surtout les nouvelles venues, se montrèrent aux galeries excessivement parées, mais la plupart ne songeaient pas à la toilette. On lisait sur leur visage une avide curiosité. Une des particularités de ce public, digne d’être signalée et qui se manifesta au cours des débats, c’était la sympathie qu’éprouvait pour Mitia l’énorme majorité des dames, sans doute parce qu’il avait la réputation de captiver les cœurs féminins : elles désiraient le voir acquitter. On escomptait la présence des deux rivales. Catherine Ivanovna surtout excitait l’intérêt général ; on racontait des choses étonnantes sur elle, sur la passion dont elle brûlait encore pour Mitia, malgré son crime. On rappelait sa fierté (elle n’avait fait de visites presque à personne), ses « relations aristocratiques ». On disait qu’elle avait l’intention de demander au gouvernement l’autorisation d’accompagner le criminel au bagne et de l’épouser dans les mines, sous terre. L’apparition de Grouchegnka n’éveillait pas moins d’intérêt, on attendait avec curiosité la rencontre à l’audience des deux rivales, l’aristocratique jeune fille et l’« hétaïre ». D’ailleurs, nos dames connaissaient mieux Grouchegnka, qui « avait perdu Fiodor Pavlovitch et son malheureux fils », et la plupart s’étonnaient qu’« une femme aussi ordinaire, pas même jolie », ait pu rendre à ce point amoureux le père et le fils. Je sais pertinemment que dans notre ville de sérieuses querelles de famille éclatèrent à cause de Mitia. Beaucoup de dames se disputaient avec leurs maris, par suite de désaccord sur cette triste affaire, et on comprend que ceux-ci arrivaient à l’audience, non seulement mal disposés envers l’accusé, mais aigris contre lui. En général, à l’inverse des dames, l’élément masculin était hostile au prévenu. On voyait des visages sévères, renfrognés, d’autres courroucés, et cela en majorité. Il est vrai que Mitia avait insulté bien des gens durant son séjour parmi nous. Assurément, certains spectateurs étaient presque gais et fort indifférents au sort de Mitia, tout en s’intéressant à l’issue de l’affaire ; la plupart