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— Ce sont des mots français que tu apprends là ? demanda Ivan en désignant un cahier sur la table.

— Pourquoi pas ? Je complète mon instruction, dans l’idée qu’un jour peut-être je visiterai, moi aussi, ces heureuses contrées de l’Europe.

— Écoute, monstre, dit Ivan qui tremblait de colère, je ne crains pas tes accusations, dépose contre moi tout ce que tu voudras. Si je ne t’ai pas assommé tout à l’heure, c’est uniquement parce que je te soupçonne de ce crime et que je veux te livrer à la justice. Je te démasquerai.

— À mon avis, vous feriez mieux de vous taire. Car que pouvez-vous dire contre un innocent, et qui vous croira ? Mais si vous m’accusez, je raconterai tout. Il faut bien que je me défende !

— Tu penses que j’ai peur de toi, maintenant ?

— Admettons que la justice ne croie pas à mes paroles ; en revanche le public y croira, et vous aurez honte.

— Cela veut dire qu’« il y a plaisir à causer avec un homme d’esprit », n’est-ce pas ? demanda Ivan en grinçant des dents.

— Vous l’avez dit. Faites preuve d’esprit. »

Ivan Fiodorovitch se leva, frémissant d’indignation, mit son pardessus et, sans plus répondre à Smerdiakov, sans même le regarder, se précipita hors de la maison. Le vent frais du soir le rafraîchit. Il faisait clair de lune. Les idées et les sensations tourbillonnaient en lui : « Aller maintenant dénoncer Smerdiakov ? Mais que dire : il est pourtant innocent. C’est lui qui m’accusera, au contraire. En effet, pourquoi suis-je parti alors à Tchermachnia ? Dans quel dessein ? Certainement, j’attendais quelque chose, il a raison… » Pour la centième fois, il se rappelait comment, la dernière nuit passée chez son père, il se tenait sur l’escalier, aux aguets, et cela lui causait une telle souffrance qu’il s’arrêta même, comme percé d’un coup de poignard. « Oui, j’attendais cela, alors, c’est vrai ! J’ai voulu l’assassinat ! L’ai-je voulu ? Il faut que je tue Smerdiakov !…Si je n’en ai pas le courage, ce n’est pas la peine de vivre !… »

Ivan alla tout droit chez Catherine Ivanovna, qui fut effrayée de son air hagard. Il lui répéta toute sa conversation avec Smerdiakov, jusqu’au moindre mot. Bien qu’elle s’efforçât de le calmer, il marchait de long en large en tenant des propos incohérents. Il s’assit enfin, s’accouda sur la table, la tête entre les mains, et fit une réflexion étrange :

« Si ce n’est pas Dmitri, mais Smerdiakov, je suis son