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et dont elle avait toujours apprécié l’intelligence et le cœur. Mais la rigide jeune fille ne s’était pas donnée tout entière, malgré l’impétuosité, bien digne des Karamazov, de son amoureux, et la fascination qu’il exerçait sur elle. En même temps, elle se tourmentait sans cesse d’avoir trahi Mitia et, lors de ses fréquentes querelles avec Ivan, elle le lui déclarait franchement. C’est ce qu’en parlant à Aliocha il avait appelé « mensonge sur mensonge ». Il y avait, en effet, beaucoup de mensonge dans leurs relations, ce qui exaspérait Ivan Fiodorovitch… mais n’anticipons pas.

Bref, pour un temps, il oublia presque Smerdiakov. Pourtant, quinze jours après sa première visite, les mêmes idées bizarres recommencèrent à le tourmenter. Il se demandait souvent pourquoi, la dernière nuit, dans la maison de Fiodor Pavlovitch, avant son départ, il était sorti doucement sur l’escalier, comme un voleur, pour écouter ce que faisait son père au rez-de-chaussée. Par la suite il s’en était souvenu avec dégoût, avait senti une angoisse soudaine le lendemain matin en approchant de Moscou, et il s’était dit : « Je suis un misérable ! » Pourquoi cela ?

Un jour que, ruminant ces idées pénibles, il se disait qu’elles étaient bien capables de lui faire oublier Catherine Ivanovna, il fit la rencontre d’Aliocha. Il l’arrêta aussitôt et lui demanda :

« Te souviens-tu de cet après-midi où Dmitri fit irruption et battit notre père ? Je t’ai dit plus tard dans la cour que je me réservais « le droit de désirer » ; dis-moi, as-tu pensé alors que je souhaitais la mort de notre père ?

— Oui, fit doucement Aliocha.

— D’ailleurs, ce n’était pas difficile à deviner. Mais n’as-tu pas pensé aussi que je désirais que « les reptiles se dévorent entre eux », c’est-à-dire que Dmitri tue notre père au plus vite… et que j’y prêterais même la main ? »

Aliocha pâlit, regarda en silence son frère dans les yeux.

« Parle ! s’écria Ivan. Je veux savoir ce que tu as pensé. Il me faut toute la vérité ! »

Il suffoquait et regardait d’avance Aliocha d’un air méchant.

« Pardonne-moi, j’ai pensé cela aussi, murmura celui-ci, sans ajouter de « circonstance atténuante ».

— Merci », dit sèchement Ivan qui poursuivit son chemin.

Dès lors, Aliocha remarqua que son frère l’évitait et lui témoignait de l’aversion, si bien qu’il cessa ses visites. Aussitôt après cette rencontre, Ivan était retourné voir Smerdiakov.