il vint me voir plus souvent, presque tous les jours, car nous nous connaissions auparavant. Je ne me doutais de rien… et tout à coup, ce fut comme un trait de lumière. Vous savez qu’il y a deux mois j’ai commencé à recevoir ce gentil et modeste jeune homme, Piotr Ilitch Perkhotine, qui est fonctionnaire ici. Vous l’avez rencontré plus d’une fois. N’est-ce pas qu’il a du mérite, qu’il est toujours bien mis, et, en général, j’aime la jeunesse, Aliocha, quand elle a de la modestie, du talent, comme vous ; c’est presque un homme d’État, il parle fort bien, je le recommanderai à qui de droit. C’est un futur diplomate. Dans cette affreuse journée, il m’a presque sauvée de la mort en venant me trouver la nuit. Quant à votre ami Rakitine, il s’amène toujours avec ses gros souliers qu’il traîne sur le tapis… Bref, il se mit à faire des allusions ; une fois, en parlant, il me serra la main très fort. C’est depuis ce moment que j’ai mal au pied. Il avait déjà rencontré Piotr Ilitch chez moi, et le croiriez-vous, il le dénigrait sans cesse, s’acharnait contre lui je ne sais pourquoi. Je me contentais de les observer tous les deux, pour voir comment ils s’arrangeraient, tout en riant à part moi. Un jour que je me trouvais seule, assise ou plutôt déjà étendue, Mikhaïl Ivanovitch vint me voir et, imaginez-vous, m’apporta des vers fort courts, où il décrivait mon pied malade. Attendez, comment est-ce ?…
« Ce petit pied charmant
Est un peu souffrant »…
ou quelque chose comme ça, je ne puis me rappeler ces vers, je les ai là, je vous les montrerai plus tard ; ils sont ravissants, et il n’y est pas question de mon pied seulement ; ils sont moraux, avec une pointe délicieuse, que j’ai d’ailleurs oubliée, bref dignes de figurer dans un album. Naturellement, je le remerciai, il parut flatté. Je n’avais pas fini que Piotr Ilitch entra. Mikhaïl Ivanovitch devint sombre comme la nuit. Je voyais bien que Piotr Ilitch le gênait, car il voulait certainement dire quelque chose après les vers, je le pressentais, et l’autre entra juste à ce moment. Je montrai les vers à Piotr Ilitch sans lui nommer l’auteur. Mais je suis bien persuadée qu’il devina toute de suite, bien qu’il le nie jusqu’à présent. Piotr Ilitch éclata de rire, se mit à critiquer : de méchants vers, dit-il, écrits par un séminariste, et avec quelle témérité ! C’est alors que votre ami, au lieu d’en rire, devint furieux. Mon Dieu, je crus qu’ils allaient se battre : « C’est moi, dit-il, l’auteur. Je les ai écrits par plaisanterie, car je tiens pour