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a déçu mon espoir ; maintenant elle va accompagner un de vos frères en Sibérie, l’autre la suivra et s’établira dans la ville voisine, et tous se feront souffrir mutuellement. Cela me fait perdre la tête, surtout cette publicité ; on en a parlé des milliers et des milliers de fois dans les journaux de Pétersbourg et de Moscou. Ah ! oui, imaginez-vous qu’on me mêle à cette histoire, on prétend que j’étais… disons une « bonne amie » de votre frère, car je ne veux pas prononcer un vilain mot !

— C’est impossible ! Où a-t-on écrit cela ?

— Je vais vous faire voir. Tenez, c’est dans un journal de Pétersbourg, que j’ai reçu hier, Sloukhi, « les Bruits ». Ces « Bruits » paraissent depuis quelques mois ; et comme j’aime beaucoup les bruits, je m’y suis abonnée, et me voici bien servie en fait de bruits. C’est ici, à cet endroit, tenez, lisez. »

Et elle tendit à Aliocha un journal qui se trouvait sous l’oreiller.

Elle n’était pas affectée, mais comme abattue, et, en effet, tout s’embrouillait peut-être dans sa tête. L’entrefilet était caractéristique et devait assurément l’impressionner ; mais, par bonheur, elle était alors incapable de se concentrer sur un point et pouvait dans un instant oublier même le journal et passer à autre chose. Quant au retentissement de cette triste affaire dans la Russie entière, Aliocha le connaissait depuis longtemps, et Dieu sait les nouvelles bizarres qu’il avait eu l’occasion de lire depuis deux mois, parmi d’autres véridiques, sur son frère, sur les Karamazov, et sur lui-même. On disait même dans un journal qu’effrayé par le crime de son frère, il s’était fait moine et reclus ; ailleurs, on démentait ce bruit en affirmant, au contraire, qu’en compagnie du starets Zosime, il avait fracturé la caisse du monastère et pris la fuite. L’entrefilet paru dans le journal Sloukhi était intitulé : « On nous écrit de Skotoprigonievsk[1] (hélas ! ainsi s’appelle notre petite ville, je l’ai caché longtemps) à propos du procès Karamazov. » Il était court et le nom de Mme Khokhlakov n’y figurait pas. On racontait seulement que le criminel qu’on s’apprêtait à juger avec une telle solennité, capitaine en retraite, d’allures insolentes, fainéant et partisan du servage, avait des intrigues amoureuses, influençait surtout « quelques dames à qui leur solitude pesait ». L’une

  1. La signification approximative de ce mot est : Marché aux bestiaux.