Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/20

Cette page n’a pas encore été corrigée

que trois fronts se sont heurtés, car le destin est une chose terrible, Kouzma Kouzmitch. Or, comme vous ne comptez plus depuis longtemps, il reste deux fronts, suivant mon expression peut-être gauche, mais je ne suis pas littérateur : le mien et celui de ce monstre. Ainsi, choisissez : moi ou un monstre ! Tout est maintenant entre vos mains, trois destinées et deux dés… Excusez-moi, je me suis embrouillé, mais vous me comprenez… je vois à vos yeux que vous m’avez compris… Sinon, il ne me reste qu’à disparaître, voilà ! »

Mitia arrêta net son discours extravagant avec ce « voilà » et, s’étant levé, attendit une réponse à son absurde proposition. À la dernière phrase, il avait senti soudain que l’affaire était manquée et surtout qu’il avait débité un affreux galimatias. « C’est étrange, en venant ici j’étais sûr de moi, et maintenant je bafouille ! » Tandis qu’il parlait, le vieillard demeurait impassible, l’observant d’un air glacial. Au bout d’une minute, Kouzma Kouzmitch dit enfin d’un ton catégorique et décourageant :

« Excusez, des affaires de ce genre ne nous intéressent pas. »

Mitia sentit ses jambes se dérober sous lui.

« Que vais-je devenir, Kouzma Kouzmitch ! murmura-t-il avec un pâle sourire ; je suis perdu maintenant, qu’en pensez-vous ?

— Excusez… »

Mitia, debout et immobile, remarqua un changement dans la physionomie du vieillard. Il tressaillit.

« Voyez-vous, monsieur, de telles affaires sont délicates ; j’entrevois un procès, des avocats, le diable et son train ! Mais il y a quelqu’un à qui vous devriez vous adresser.

— Mon Dieu, qui est-ce ?… Vous me rendez la vie, Kouzma Kouzmitch, balbutia Mitia.

— Il n’est pas ici en ce moment. C’est un paysan, un trafiquant de bois, surnommé Liagavi. Il mène depuis un an des pourparlers avec Fiodor Pavlovitch pour votre bois de Tchermachnia, ils ne sont pas d’accord sur le prix, peut-être en avez-vous entendu parler. Justement, il se trouve maintenant là-bas et loge chez le Père Ilinski, au village d’Ilinski, à douze verstes de la gare de Volovia. Il m’a écrit au sujet de cette affaire, demandant conseil. Fiodor Pavlovitch veut lui-même aller le trouver. Si vous le devanciez en faisant à Liagavi la même proposition qu’à moi, peut-être qu’il…

— Voilà une idée de génie ! interrompit Mitia enthousiasmé. C’est justement ce qu’il lui faut, à cet homme. Il est acquéreur,