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qu’il avait raconté l’histoire de l’oie avec trop de chaleur ; et comme Aliocha s’était tu durant tout le récit, son amour-propre inquiet se demandait peu à peu : « Se tairait-il parce qu’il me méprise, pensant que je recherche ses éloges ? S’il se permet de croire cela, je… »

« Cette question est pour moi des plus futiles, trancha-t-il fièrement.

— Moi je sais qui a fondé Troie », fit tout à coup Kartachov, un gentil garçon de onze ans, qui se tenait près de la porte, l’air timide et silencieux.

Kolia le regarda avec surprise. En effet, la fondation de Troie était devenue dans toutes les classes un secret qu’on ne pouvait pénétrer qu’en lisant Smaragdov, et seul Kolia l’avait en sa possession. Un jour, le jeune Kartachov profita de ce que Kolia s’était détourné pour ouvrir furtivement un volume de cet auteur, qui se trouvait parmi ses livres, et il tomba droit sur le passage où il est question des fondateurs de Troie. Il y avait déjà longtemps de cela, mais il se gênait de révéler publiquement que lui aussi connaissait le secret, craignant d’être confondu par Kolia. Maintenant, il n’avait pu s’empêcher de parler, comme il le désirait depuis longtemps.

« Eh bien, qui est-ce ? » demanda Kolia en se tournant arrogamment de son côté.

Il vit à son air que Kartachov le savait vraiment, et se tint prêt à toutes les conséquences. Il y eut un froid.

« Troie a été fondé par Teucros, Dardanos, Ilios et Tros », récita le jeune garçon en rougissant comme une pivoine, au point qu’il faisait peine à voir.

Ses camarades le fixèrent une minute, puis leurs regards se reportèrent sur Kolia. Celui-ci continuait à toiser l’audacieux avec un sang-froid méprisant.

« Eh bien, comment s’y sont-ils pris ? daigna-t-il enfin proférer, et que signifie en général la fondation d’une ville ou d’un État ? Seraient-ils venus poser les briques, par hasard ? »

On rit. De rose, le téméraire devint pourpre. Il se tut, prêt à pleurer. Kolia le tint ainsi une bonne minute.

« Pour interpréter des événements historiques tels que la fondation d’une nationalité, il faut d’abord comprendre ce que cela signifie, déclara-t-il d’un ton doctoral. D’ailleurs, je n’attribue pas d’importance à tous ces contes de bonne femme ; en général, je n’estime guère l’histoire universelle, ajouta-t-il négligemment.

— L’histoire universelle ? demanda le capitaine effaré.

— Oui. C’est l’étude des sottises de l’humanité, et rien de