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enfants. Cette dame était du même âge qu’Anne Fiodorovna et sa grande amie ; quant au praticien, parti pour Orenbourg, puis pour Tachkent, on était sans nouvelles de lui depuis six mois, de sorte que la délaissée eût passé son temps à pleurer si l’amitié de Mme Krassotkine n’avait pas adouci son chagrin. Pour comble d’infortune, l’unique servante de la doctoresse avait déclaré brusquement à sa maîtresse, durant la nuit, qu’elle se préparait à accoucher le matin. Il était presque miraculeux que personne n’eût remarqué la chose jusqu’alors. La doctoresse, stupéfaite, décida, pendant qu’il était encore temps, de transporter Catherine chez une sage-femme qui prenait des pensionnaires. Comme elle tenait fort à cette servante, elle mit aussitôt son projet à exécution et resta même auprès d’elle. Ensuite, le matin, il fallut recourir au concours et à l’aide de Mme Krassotkine, qui pouvait à cette occasion tenter une démarche et exercer une certaine protection. Ainsi les deux dames étaient absentes, la servante de Mme Krassotkine, Agathe, partie au marché, et Kolia se trouvait provisoirement le gardien des « mioches », le petit garçon et la fillette de la doctoresse, restés seuls. La garde de la maison n’effrayait pas Kolia, surtout avec Carillon ; celui-ci avait reçu l’ordre de se coucher sous un banc, dans le vestibule, « sans bouger », et chaque fois que son maître passait, il dressait la tête, frappait le plancher de sa queue d’un air suppliant, mais hélas ! aucun appel ne retentissait. Kolia lançait des regards sévères à l’infortuné caniche, qui retombait dans son immobilité complète. Mais Kolia n’était préoccupé que des « mioches ». Alors que l’aventure de Catherine lui inspirait un profond mépris, il aimait fort les petits et leur avait déjà apporté un livre amusant. Nastia l’aînée, huit ans, savait lire et le cadet, Kostia[1], sept ans, aimait à l’écouter. Bien entendu, Krassotkine aurait pu les intéresser en jouant avec eux aux soldats ou à cache-cache, par toute la maison. Il ne dédaignait pas de le faire à l’occasion, si bien que le bruit se répandit en classe que Krassotkine jouait chez lui à la troïka avec ses petits locataires, faisait le cheval de volée, galopait, tête baissée. Krassotkine repoussait fièrement cette accusation en faisant remarquer qu’avec des camarades de cet âge il eût été honteux, en effet, « à notre époque », de jouer aux chevaux, mais qu’il faisait ça pour les « mioches » parce qu’il les aimait, et personne n’avait le droit de lui demander

  1. Nastia, diminutif d’Anastasie ; Kostia, de Constantin.