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voisinage, âgés de douze à quinze ans, parmi lesquels deux venaient de notre ville. Ils polissonnaient en commun et bientôt la bande joyeuse eut l’idée de faire un pari vraiment stupide, dont l’enjeu était de deux roubles. Kolia, un des plus jeunes et par conséquent un peu dédaigné par les plus âgés, poussé par l’amour-propre ou la témérité, paria de rester couché entre les rails, sans bouger, pendant que le train de onze heures du soir passerait sur lui à toute vapeur. À vrai dire, un examen préalable lui avait permis de constater que la chose était faisable, qu’on pouvait réellement s’aplatir entre les rails sans être même effleuré par le train. Mais quelle minute pénible à passer ! Kolia jura partout qu’il le ferait. On commença par se moquer de lui, on le traita de fanfaron, ce qui l’excita davantage. Ces garçons de quinze ans se montraient vraiment par trop arrogants ; n’avaient-ils pas refusé d’abord de considérer ce « gosse » comme un camarade ! Offense intolérable. Par une nuit sans lune, on décida de se rendre à une verste de la gare, où le train roulerait déjà rapidement. À l’heure dite, Kolia se coucha entre les rails. Les cinq autres parieurs, le cœur défaillant, bientôt saisis d’effroi et de remords, attendaient dans les broussailles au bas du talus. Bientôt on entendit le train démarrer. Deux lanternes rouges brillèrent dans les ténèbres, le monstre approchait avec fracas. « Sauve-toi ! sauve-toi ! » crièrent-ils épouvantés. Trop tard, le train passa et disparut. Ils se précipitèrent vers Kolia qui gisait, inerte, se mirent à le secouer, à le soulever. Tout à coup il se redressa et déclara qu’il avait simulé un évanouissement pour leur faire peur. En réalité, il s’était évanoui pour de bon, comme lui-même l’avoua longtemps après à sa mère. De la sorte, sa renommée de « casse-cou » fut définitivement établie. Il revint à la maison blanc comme un linge. Le lendemain, il eut une fièvre nerveuse mais se montra très gai, très content. L’événement fut divulgué dans notre ville et parvint à la connaissance des autorités scolaires. La maman de Kolia les supplia de pardonner à son fils ; enfin un maître estimé et influent, Dardanélov, parla en sa faveur et eut gain de cause. L’affaire n’eut pas de suites. Ce Dardanélov, célibataire encore jeune, était depuis longtemps amoureux de Mme Krassotkine ; un an auparavant, le cœur plein d’appréhension, il s’était risqué à lui offrir sa main ; elle avait refusé, craignant de trahir son fils en convolant. Néanmoins certains indices permettaient au prétendant de rêver qu’il n’était pas foncièrement antipathique à cette veuve charmante, mais chaste et