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note-le, nonobstant sa noblesse et son désintéressement. Ces individus-là sont les plus fatals. Allez-vous y reconnaître après cela : tout en ayant conscience de sa bassesse, il se conduit bassement ! Mais écoute la suite : un vieillard barre la route à Mitia, son propre père. Car celui-ci est follement épris de Grouchegnka, l’eau lui vient à la bouche rien qu’à la regarder. C’est uniquement à cause d’elle, parce que Mioussov avait osé la traiter de créature dépravée, qu’il vient de faire tout ce scandale. Il est plus amoureux qu’un chat. Auparavant, elle était seulement à son service pour certaines affaires louches ; maintenant, après l’avoir bien examinée, il s’est aperçu qu’elle lui plaisait, il s’acharne après elle et lui fait des propositions, déshonnêtes s’entend. Eh bien, c’est ici que le père et le fils se heurtent. Mais Grouchegnka se réserve, elle hésite encore et taquine les deux, examine lequel est le plus avantageux, car si on peut soutirer beaucoup d’argent au père, en revanche, il n’épousera pas et finira peut-être par fermer sa bourse, tandis que ce gueux de Mitia peut lui offrir sa main. Oui, il en est capable ! Il abandonnera sa fiancée, une beauté incomparable, Catherine Ivanovna riche, noble et fille de colonel, pour se marier avec Grouchegnka, naguère entretenue par Samsonov, un vieux marchand, moujik dépravé et maire de la ville. De tout ceci, il peut vraiment résulter un conflit et un crime. C’est ce qu’attend ton frère Ivan ; il fait ainsi coup double : il prend possession de Catherine Ivanovna, pour laquelle il se consume, et empoche une dot de soixante mille roubles. Pour un pauvre hère comme lui, ce n’est pas à dédaigner. Et remarque bien ! Non seulement, ce faisant, il n’offensera pas Mitia, mais celui-ci lui en saura gré jusqu’à sa mort. Car je sais de bonne source que la semaine dernière Mitia, se trouvant ivre dans un restaurant avec des tziganes, s’est écrié qu’il était indigne de Katineka[1], sa fiancée, mais que son frère Ivan en était digne. Catherine Ivanovna elle-même finira par ne pas repousser un charmeur comme Ivan Fiodorovitch ; elle hésite déjà entre eux. Mais par quoi diantre cet Ivan a-t-il pu vous séduire, pour que vous soyez tous en extase devant lui ? Il se rit de vous. « Je suis aux anges, prétend-il, et je festoie à vos dépens. »

— D’où sais-tu tout cela ? Pourquoi parles-tu avec une telle assurance ? demanda soudain Aliocha en fronçant le sourcil.

  1. Diminutif très familier de Iékatérina (Catherine).