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« Vous êtes citadine, sans doute ? continua le starets en la regardant avec curiosité.

— Nous habitons la ville, mon Père ; nous sommes de la campagne, mais nous demeurons en ville. Je suis venue pour te voir. Nous avons entendu parler de toi, mon Père. J’ai enterré mon tout jeune fils, j’allais prier Dieu, j’ai été dans trois monastères et on m’a dit : « Va aussi là-bas, Nastassiouchka[1] », c’est-à-dire vers vous, mon Père, vers vous. Je suis venue, j’étais hier soir à l’église et me voilà.

— Pourquoi pleures-tu ?

— Je pleure mon fils, il était dans sa troisième année, il ne lui manquait que trois mois. C’est à cause de lui que je me tourmente. C’était le dernier ; Nikitouchka[2] et moi, nous en avons eu quatre, mais les enfants ne restent pas chez nous, bien-aimé, ils ne restent pas. J’ai enterré les trois premiers, je n’avais pas tant de chagrin ; mais ce dernier, je ne puis l’oublier. C’est comme s’il était là devant moi, il ne s’en va pas. J’en ai l’âme desséchée. Je regarde son linge, sa petite chemise, ses bottines, et je sanglote. J’étale tout ce qui est resté après lui, chaque chose, je regarde et je pleure. Je dis à Nikitouchka, mon mari : « Eh ! le maître, laisse-moi aller en pèlerinage. » Il est cocher, nous avons de quoi, mon père, nous avons de quoi, nous sommes à notre compte, tout est à nous, les chevaux et les voitures. Mais à quoi bon maintenant tout ce bien ? Mon Nikitouchka a dû se mettre à boire sans moi, c’est sûr, et déjà auparavant, dès que je m’éloignais, il faiblissait. Mais maintenant je ne pense plus à lui, voilà trois mois que j’ai quitté la maison. J’ai tout oublié, je ne veux plus me rappeler ; que ferais-je de lui maintenant ? J’ai fini avec lui et avec tous les autres. Et à présent, je ne voudrais pas voir ma maison et mon bien, et je préférerais même avoir perdu la vue.

— Écoute, mère, proféra le starets, un grand saint d’autrefois aperçut dans le temple une mère qui pleurait comme toi, aussi à cause de son fils unique que le Seigneur avait également rappelé à lui. « Ne sais-tu pas, lui dit le saint, comme ces enfantelets sont hardis devant le trône de Dieu ? Il n’y a même personne de plus hardi, dans le royaume des cieux. » Seigneur, Tu nous as donné la vie, disent-ils à Dieu, mais à peine avions-nous vu le jour que Tu nous l’as reprise. « Ils demandent et réclament si hardiment que le Seigneur en

  1. Diminutif très familier d’Anastassia (Anastasie).
  2. Diminutif caressant de Nikita (Nicétas).