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starets, à propos, je me rappelle, il y a trois ans, je m’étais promis de venir ici me renseigner et découvrir avec insistance la vérité ; priez seulement Piotr Alexandrovitch de ne pas m’interrompre. Voici de quoi il s’agit : Est-ce vrai, mon révérend Père, ce qu’on raconte quelque part, dans les Menées[1], d’un saint thaumaturge qui subit le martyre pour la foi et, après avoir été décapité, releva sa tête et « en la baisant gentiment » , la porta longtemps dans ses bras. Est-ce vrai ou non, mes Pères ?

– Non, ce n’est pas vrai, dit le starets.

– Il n’y a rien de semblable dans aucun Menée. À propos de quel saint dites-vous que ce fait est rapporté ? demanda le Père bibliothécaire.

– J’ignore lequel. Je n’en ai pas connaissance. On m’a induit en erreur. Je l’ai entendu dire et savez-vous par qui ? par ce même Piotr Alexandrovitch Mioussov, qui vient de se fâcher à propos de Diderot.

– Je ne vous ai jamais raconté cela, pour la bonne raison que je ne cause jamais avec vous.

– Il est vrai que vous ne l’avez pas raconté à moi personnellement, mais dans une société où je me trouvais, il y a quatre ans. Si j’ai rappelé le fait, c’est que vous avez ébranlé ma foi par ce récit comique, Piotr Alexandrovitch. Vous l’ignorez, mais je suis revenu chez moi la foi ébranlée, et depuis je chancelle toujours davantage. Oui, Piotr Alexandrovitch, vous avez été cause d’une grande chute. C’est bien autre chose que Diderot ! »

Fiodor Pavlovitch s’échauffait d’une façon pathétique, bien qu’il fût évident pour tous qu’il se donnait de nouveau en spectacle. Mais Mioussov était piqué au vif.

« Quelle absurdité, comme tout le reste d’ailleurs ! murmura-t-il. Si j’ai dit cela ce n’est certes pas à vous. En fait, j’ai entendu à Paris un Français raconter qu’on lit chez nous cet épisode à la messe, dans les Menées. C’est un érudit, qui a spécialement étudié la statistique de la Russie, où il a longtemps séjourné. Quant à moi, je n’ai pas lu les Menées et je ne les lirai pas… Que ne dit-on pas à table ! Et nous dînions alors…

– Oui, vous dîniez alors, et moi j’ai perdu la foi ! dit pour le taquiner Fiodor Pavlovitch.

  1. Du grec mènaion (mensuel), livre liturgique contenant les offices des fêtes fixes qui tombent pendant l’un des douze mois de l’année.