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Aliocha oppressé se tut, les lèvres tremblantes.

« On dirait qu’elle t’a sauvé ! railla Rakitine. Mais sais-tu qu’elle voulait te manger ?

— Assez, Rakitine ! Taisez-vous tous les deux. Toi, Aliocha, parce que tes paroles me font honte : tu me crois bonne, je suis mauvaise. Toi, Rakitka, parce que tu mens. Je m’étais proposé de le manger, mais c’est du passé, cela. Que je ne t’entende plus parler ainsi, Rakitka ! »

Grouchegnka s’était exprimée avec une vive émotion.

« Ils sont enragés ! murmura Rakitine en les considérant avec surprise, on se croirait dans une maison de santé. Tout à l’heure ils vont pleurer, pour sûr !

— Oui, je pleurerai, oui, je pleurerai ! affirma Grouchegnka ; il m’a appelée sa sœur, je ne l’oublierai jamais ! Si mauvaise que je sois, Rakitka, j’ai pourtant donné un oignon.

— Quel oignon ? Diable, ils sont toqués pour de bon ! »

Leur exaltation étonnait Rakitine, qui aurait dû comprendre que tout concourait à les bouleverser d’une façon exceptionnelle. Mais Rakitine, subtil quand il s’agissait de lui, démêlait mal les sentiments et les sensations de ses proches, autant par égoïsme que par inexpérience juvénile.

« Vois-tu, Aliocha, reprit Grouchegnka avec un rire nerveux, je me suis vantée à Rakitine d’avoir donné un oignon. Je vais t’expliquer la chose en toute humilité. Ce n’est qu’une légende : Matrone, la cuisinière, me la racontait quand j’étais enfant : « Il y avait une mégère qui mourut sans laisser derrière elle une seule vertu. Les diables s’en saisirent et la jetèrent dans le lac de feu. Son ange gardien se creusait la tête pour lui découvrir une vertu et en parler à Dieu. Il se rappela et dit au Seigneur : « Elle a arraché un oignon au potager pour le donner à une mendiante. » Dieu lui répondit : « Prends cet oignon, tends-le à cette femme dans le lac, qu’elle s’y cramponne. Si tu parviens à la retirer, elle ira en paradis : si l’oignon se rompt, elle restera où elle est. » L’ange courut à la femme, lui tendit l’oignon. « Prends, dit-il, tiens bon. » Il se mit à la tirer avec précaution, elle était déjà dehors. Les autres pécheurs, voyant qu’on la retirait du lac, s’agrippèrent à elle, voulant profiter de l’aubaine. Mais la femme, qui était fort méchante, leur donnait des coups de pied : « C’est moi qu’on tire et non pas vous ; c’est mon oignon, non le vôtre. » À ces mots, l’oignon se rompit. La femme retomba dans le lac où elle brûle encore. L’ange partit en pleurant. « Voilà cette légende, Aliocha ; ne me crois pas bonne, c’est tout le contraire ; tes éloges