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hui, ma parole ! Pourquoi suis-je si heureuse de te voir, Aliocha, je l’ignore.

— Est-ce bien vrai ? dit Rakitine en souriant. Auparavant, tu avais un but en insistant pour que je l’amène.

— Oui, un but qui n’existe plus maintenant, le moment est passé. Et maintenant, je vais vous bien traiter. Je suis devenue meilleure, à présent, Rakitka. Assieds-toi aussi. Mais c’est déjà fait, il ne s’oublie pas. Vois-tu, Aliocha, il est vexé que je ne l’aie pas invité le premier à s’asseoir. Il est susceptible, ce cher ami. Ne te fâche pas, Rakitka, je suis bonne en ce moment. Pourquoi es-tu si triste, Aliocha ? Aurais-tu peur de moi ? »

Grouchegnka sourit malicieusement en le regardant dans les yeux.

« Il a du chagrin. Un refus de grade.

— Quel grade ?

— Son starets sent mauvais.

— Comment cela ? Tu radotes ; encore quelque vilenie, sans doute. Aliocha, laisse-moi m’asseoir sur tes genoux, comme ça. »

Et aussitôt elle s’installa sur ses genoux, telle qu’une chatte caressante, le bras droit tendrement passé autour de son cou.

« Je saurai bien te faire rire, mon gentil dévot ! Vraiment, tu me laisses sur tes genoux, ça ne te fâche pas ? Tu n’as qu’à le dire, je me lève. »

Aliocha se taisait. Il n’osait bouger, ne répondait pas aux paroles entendues, mais il n’éprouvait pas ce que pouvait imaginer Rakitine, qui l’observait d’un air égrillard. Son grand chagrin absorbait les sensations possibles, et s’il avait pu en ce moment s’analyser, il aurait compris qu’il était cuirassé contre les tentations. Néanmoins, malgré l’inconscience de son état et la tristesse qui l’accablait, il s’étonna d’éprouver une sensation étrange : cette femme « terrible » ne lui inspirait plus l’effroi inséparable dans son cœur de l’idée de la femme. Au contraire, installée sur ses genoux et l’enlaçant, elle éveillait en lui un sentiment inattendu, une curiosité candide sans la moindre frayeur. Voilà ce qui le surprenait malgré lui.

« Assez causé pour ne rien dire ! s’écria Rakitine. Fais plutôt servir du champagne, tu sais que j’ai ta parole.

— C’est vrai, Aliocha, je lui ai promis du champagne s’il t’amenait. Fénia, apporte la bouteille que Mitia a laissée, dépêche-toi. Bien que je sois avare, je donnerai une bouteille,