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n’est pas aux hommes de juger, mais à Dieu. Peut-être voyons-nous ici un « avertissement » que personne n’est capable de comprendre, ni toi, ni moi. Va-t’en, Père, et ne scandalise pas le troupeau ! répéta-t-il d’un ton ferme.

— Il n’observait pas le jeûne prescrit aux profès, voilà d’où vient cet avertissement. Ceci est clair, c’est un péché de le dissimuler ! poursuivit le fanatique se laissant emporter par son zèle extravagant. — Il adorait les bonbons, les dames lui en apportaient dans leurs poches ; il sacrifiait à son ventre, il le remplissait de douceurs, il nourrissait son esprit de pensées arrogantes… Aussi a-t-il subi cette ignominie…

— Tes paroles sont futiles, Père ; j’admire ton ascétisme, mais tes paroles sont futiles, telles que les prononcerait dans le monde un jeune homme inconstant et étourdi. Va-t’en. Père, je te l’ordonne ! conclut le Père Païsius d’une voix tonnante.

— Je m’en vais ! proféra le Père Théraponte, comme déconcerté, mais toujours courroucé ; vous vous enorgueillissez de votre science devant ma nullité. Je suis arrivé ici peu instruit, j’y ai oublié ce que je savais, le Seigneur lui-même m’a préservé, moi chétif, de votre grande sagesse… »

Le Père Païsius, immobile devant lui, attendait avec fermeté.

Le Père Théraponte se tut quelques instants et soudain s’assombrit, porta la main droite à sa joue, et prononça d’une voix traînante, en regardant le cercueil du starets :

« Demain on chantera pour lui : Aide et Protecteur, hymne glorieux, et pour moi, quand je crèverai, seulement : Quelle vie bienheureuse, médiocre verset[1], dit-il d’un ton de regret. Vous vous êtes enorgueillis et enflés, ce lieu est désert ! » hurla-t-il comme un insensé.

Puis, agitant les bras, il se détourna rapidement et descendit à la hâte les degrés du perron. La foule qui l’attendait hésita ; quelques-uns le suivirent aussitôt, d’autres tardèrent, car la cellule restait ouverte et le Père Païsius, sorti sur le perron, observait, immobile. Mais le vieux fanatique n’avait pas fini : à vingt pas il se tourna vers le soleil couchant, leva les bras en

  1. Lors de la levée du corps d’un simple moine de la cellule à l’église, et après le service funèbre, de l’église au cimetière, on chante le verset : Quelle vie bienheureuse. Si le défunt était un religieux profès du second degré, on chante l’hymne : Aide et protecteur. (Note de l’auteur.)