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en contact avec ceux qui ont aimé, et dont il a dédaigné l’amour. Car il a une claire notion des choses et se dit : « Maintenant j’ai la connaissance et, malgré ma soif d’amour, cet amour sera sans valeur, ne représentera aucun sacrifice, car la vie terrestre est terminée et Abraham ne viendra pas apaiser — fût-ce par une goutte d’eau vive — ma soif ardente d’amour spirituel, dont je brûle maintenant, après l’avoir dédaigné sur la terre. La vie et le temps sont à présent révolus. Je donnerais avec joie ma vie pour les autres, mais c’est impossible, car la vie que l’on pouvait sacrifier à l’amour est écoulée, un abîme la sépare de l’existence actuelle. » On parle du feu de l’enfer au sens littéral ; je crains de sonder ce mystère, mais je pense que si même il y avait de véritables flammes, les damnés s’en réjouiraient, car ils oublieraient dans les tourments physiques, ne fût-ce qu’un instant, la plus horrible torture morale. Il est impossible de les en délivrer, car ce tourment est en eux, non à l’extérieur. Et si on le pouvait, je pense qu’ils n’en seraient que plus malheureux. Car même si les justes du paradis leur pardonnaient à la vue de leurs souffrances et les appelaient à eux dans leur amour infini, ils ne feraient qu’accroître ces souffrances, excitant en eux cette soif ardente d’un amour correspondant, actif et reconnaissant, désormais impossible. Dans la timidité de mon cœur, je pense pourtant que la conscience de cette impossibilité finirait par les soulager, car ayant accepté l’amour des justes sans pouvoir y répondre, leur humble soumission créerait une sorte d’image et d’imitation de cet amour actif dédaigné par eux sur la terre… Je regrette, frères et amis, de ne pouvoir formuler clairement ceci. Mais malheur à ceux qui se sont détruits eux-mêmes, malheur aux suicidés ! Je pense qu’il ne peut pas y avoir de plus malheureux qu’eux. C’est un péché, nous dit-on, de prier Dieu pour eux, et l’Église les repousse en apparence, mais ma pensée intime est qu’on pourrait prier pour eux aussi. L’amour ne saurait irriter le Christ. Toute ma vie j’ai prié dans mon cœur pour ces infortunés, je vous le confesse, mes Pères, maintenant encore je prie pour eux.

Oh ! il y a en enfer des êtres qui demeurent fiers et farouches, malgré leur connaissance incontestable et la contemplation de la vérité inéluctable ; il y en a de terribles, devenus totalement la proie de Satan et de son orgueil. Ce sont des martyrs volontaires qui ne peuvent se rassasier de l’enfer. Car ils se sont maudits eux-mêmes, ayant maudit Dieu et la vie. Ils se nourrissent de leur orgueil irrité, comme un