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partout à son heure, parmi les Russes ? Je crois qu’elle se réalisera et que l’heure est proche.

À propos des serviteurs, j’ajouterai ce qui suit. Quand j’étais jeune, je m’irritais fréquemment contre eux : « La cuisinière a servi trop chaud, l’ordonnance n’a pas brossé mes habits. » Mais je fus éclairé par la pensée de mon cher frère, à qui j’avais entendu dire dans mon enfance : « Suis-je digne d’être servi par un autre ? Ai-je le droit d’exploiter sa misère et son ignorance ? » Je m’étonnai alors que les idées les plus simples, les plus évidentes, nous viennent si tard à l’esprit. On ne peut se passer de serviteurs en ce monde, mais faites en sorte que le vôtre se sente chez vous plus libre moralement que s’il n’était pas un serviteur. Pourquoi ne serais-je pas le serviteur du mien, et pourquoi ne le verrait-il pas, sans nulle fierté de ma part ni défiance de la sienne ? Pourquoi mon serviteur ne serait-il pas comme mon parent que j’admettrais enfin avec joie dans ma famille ? D’ores et déjà, cela est réalisable et servira de base à la magnifique union de l’avenir, quand l’homme ne voudra plus transformer en serviteurs ses semblables, comme à présent, mais désirera ardemment, au contraire, devenir lui-même le serviteur de tous selon l’Évangile. Serait-ce un rêve de croire que finalement l’homme trouvera sa joie uniquement dans les œuvres de civilisation et de charité et non, comme de nos jours, dans les satisfactions brutales, la gloutonnerie, la fornication, l’orgueil, la vantardise, la suprématie jalouse des uns sur les autres ? Je suis persuadé que ce n’est pas un rêve et que les temps sont proches ? On rit, on demande : quand ces temps viendront-ils ? est-il probable qu’ils viennent ? Je pense que nous accomplirons cette grande œuvre avec le Christ. Combien d’idées en ce monde, dans l’histoire de l’humanité, étaient irréalisables dix ans auparavant, lesquelles apparurent soudain quand leur terme mystérieux fut arrivé, et se répandirent sur toute la terre ! Il en sera de même pour nous ; notre peuple brillera devant le monde et tous diront : « La pierre que les architectes avaient rejetée est devenue la pierre angulaire. » On pourrait demander aux railleurs : si nous rêvons, quand élèverez-vous votre édifice, quand vous organiserez-vous équitablement par votre seule raison, sans le Christ ? S’ils affirment tendre aussi à l’union, il n’y a vraiment que les plus naïfs d’entre eux pour le croire, si bien qu’on peut s’étonner de cette naïveté. En réalité, il y a plus de fantaisie chez eux que chez nous. Ils peuvent s’organiser selon la justice, mais ayant repoussé le Christ ils finiront par