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cela n’est compris que chez nous. Qu’il y ait des frères, la fraternité régnera, et sans la fraternité, on ne pourra jamais partager les biens. Nous gardons l’image du Christ et elle resplendira aux yeux du monde entier comme un diamant précieux… Ainsi soit-il !

Pères et maîtres, il m’est arrivé une fois quelque chose de touchant. Lors de mes pérégrinations, je rencontrai dans la ville de K… mon ancienne ordonnance Athanase, huit ans après m’être séparé de lui. M’ayant aperçu, par hasard, au marché, il me reconnut, accourut tout joyeux : « Père, c’est bien vous ? Se peut-il que je vous voie ? » Il me conduisit chez lui. Libéré du service, il s’était marié et avait déjà deux jeunes enfants. Sa femme et lui vivaient d’un petit commerce à l’éventaire. Leur chambre était pauvre, mais propre et gaie. Il me fit asseoir, prépara le samovar, envoya chercher sa femme, comme si je lui faisais une fête en venant chez lui. Il me présenta ses deux enfants : « Bénissez-les, mon Père. — Est-ce à moi de les bénir, répondis-je, je ne suis qu’un humble religieux, je prierai Dieu pour eux ; quant à toi, Athanase Pavlovitch, je ne t’oublie jamais dans mes prières, depuis ce fameux jour, car tu es cause de tout. » Je lui expliquai la chose de mon mieux. Il me regardait sans pouvoir se faire à l’idée que son ancien maître, un officier, se trouvait maintenant devant lui dans cet habit ; il en pleura même. « Pourquoi pleures-tu, lui dis-je, toi que je ne puis oublier. Réjouis-toi plutôt avec moi, mon bien cher, car ma route est illuminée de bonheur. » Il ne parlait guère, mais soupirait et hochait la tête avec attendrissement. « Qu’avez-vous fait de votre fortune ? — Je l’ai donnée au monastère, nous vivons en communauté. » Après le thé, je leur fis mes adieux ; il me donna cinquante kopeks, une offrande pour le monastère, et je le vois qui m’en met cinquante autres dans la main, hâtivement. « C’est pour vous, me dit-il, qui voyagez ; cela peut vous servir, mon Père. » J’acceptai sa pièce, le saluai, lui et sa femme, et m’en allai joyeux pensant en chemin : « Tous deux sans doute, lui dans sa maison et moi qui marche, nous soupirons et nous sourions joyeusement, le cœur content, en nous rappelant comment Dieu nous fit nous rencontrer. J’étais son maître, il était mon serviteur, et voici qu’en nous embrassant avec émotion, nous nous sommes confondus dans une noble union. » Je ne l’ai jamais revu depuis, mais j’ai beaucoup songé à ces choses et à présent je me dis : est-il inconcevable que cette grande et franche union puisse se réaliser