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ne s’estimera satisfait, et tous murmureront, s’envieront, s’extermineront les uns les autres. Vous demandez quand cela se réalisera ? Cela viendra, mais seulement quand sera terminée la période d’isolement humain.

— Quel isolement ? demandai-je.

— Il règne partout à l’heure actuelle, mais il n’est pas achevé et son terme n’est pas encore arrivé. Car à présent, chacun aspire à séparer sa personnalité des autres, chacun veut goûter lui-même la plénitude de la vie ; cependant, loin d’atteindre le but, tous les efforts des hommes n’aboutissent qu’à un suicide total, car, au lieu d’affirmer pleinement leur personnalité, ils tombent dans une solitude complète. En effet, en ce siècle, tous se sont fractionnés en unités. Chacun s’isole dans son trou, s’écarte des autres, se cache, lui et son bien, s’éloigne de ses semblables et les éloigne de lui. Il amasse de la richesse tout seul, se félicite de sa puissance, de son opulence ; il ignore, l’insensé, que plus il amasse plus il s’enlise dans une impuissance fatale. Car il est habitué à ne compter que sur lui-même et s’est détaché de la collectivité ; il s’est accoutumé à ne pas croire à l’entraide, à son prochain, à l’humanité et tremble seulement à l’idée de perdre sa fortune et les droits qu’elle lui confère. Partout, de nos jours, l’esprit humain commence ridiculement à perdre de vue que la véritable garantie de l’individu consiste, non dans son effort personnel isolé, mais dans la solidarité. Cet isolement terrible prendra certainement fin un jour, tous comprendront à la fois combien leur séparation mutuelle était contraire à la nature, tous s’étonneront d’être demeurés si longtemps dans les ténèbres, sans voir la lumière. Alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l’Homme… Mais, jusqu’alors, il faut garder l’étendard et — fût-on seul à agir — prêcher d’exemple et sortir de l’isolement pour se rapprocher de ses frères, même au risque de passer pour dément. Cela afin d’empêcher une grande idée de périr. »

Ces entretiens passionnants remplissaient nos soirées. J’abandonnai même la société, et mes visites se firent plus rares ; en outre, je commençais à passer de mode. Je ne le dis pas pour m’en plaindre, car on continuait à m’aimer et à me faire bon visage, mais il faut convenir que la mode a un grand empire dans le monde. Je finis par être enthousiasmé de mon mystérieux visiteur, car son intelligence me ravissait ; en outre, j’avais l’intuition qu’il nourrissait un projet et se préparait à une action peut-être héroïque. Sans doute me savait-il gré de ne pas chercher à connaître son