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son coup de feu à douze pas : avant, il m’eût pris pour un lâche, indigne d’être écouté. Messieurs, m’écriai-je de tout cœur, regardez les œuvres de Dieu : le ciel est clair, l’air pur, l’herbe tendre, les oiseaux chantent dans la nature magnifique et innocente ; seuls, nous autres, impies et stupides ne comprenons pas que la vie est un paradis, nous n’aurions qu’à vouloir le comprendre pour le voir apparaître dans toute sa beauté, et nous nous étreindrions alors en pleurant… » Je voulus continuer, mais je ne pus, la respiration me manqua, je ressentis un bonheur tel que je n’en ai jamais éprouvé depuis. « Voilà de sages et pieuses paroles, dit mon adversaire ; en tout cas, vous êtes un original. — Vous riez, lui dis-je en souriant, plus tard vous me louerez. — Je vous loue dès maintenant et je vous tends la main, car vous paraissez vraiment sincère. — Non pas maintenant, plus tard quand je serai devenu meilleur et que j’aurai mérité votre respect, vous me la tendrez et vous ferez bien. » Nous retournâmes à la maison ; mon témoin grommelait tout le temps, et moi je l’embrassais. Mes camarades, mis au courant, se réunirent le jour même pour me juger : « Il a déshonoré l’uniforme, il doit démissionner. » Je trouvai des défenseurs : « Il a pourtant essuyé un coup de feu. — Oui, mais il a eu peur des autres et a demandé pardon sur le terrain. — S’il avait eu peur, répliquaient mes défenseurs, il eût d’abord tiré avant de demander pardon, tandis qu’il a jeté son pistolet encore chargé dans la forêt ; non, il s’est passé quelque chose d’autre, d’original. » J’écoutais, me divertissant à les regarder : « Chers amis et camarades, ne vous tourmentez pas au sujet de ma démission, c’est déjà fait ; je l’ai envoyée ce matin et, dès qu’elle sera acceptée, j’entrerai au couvent ; voilà pourquoi je démissionne. » À ces mots, tous éclatèrent de rire : « Tu aurais dû commencer par nous avertir ; maintenant, tout s’explique, on ne peut pas juger un moine. » Ils ne s’arrêtaient pas de rire, mais sans se moquer, avec une douce gaieté ; tous m’avaient pris en affection, même mes plus fougueux accusateurs ; ensuite, durant le dernier mois, jusqu’à ma mise à la retraite, ce fut comme si on me portait en triomphe : « Ah ! le moine ! » disait-on. Chacun avait pour moi une parole gentille, on se mit à me dissuader, à me plaindre même : « Que vas-tu faire ? — Non, c’est un brave, il a essuyé un coup de feu et pouvait tirer lui-même, mais il avait eu un songe la veille, qui l’incitait à se faire moine, voilà le mot de l’énigme. » Il en alla presque de même dans la société locale : jusqu’alors