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comme un présage. À l’aurore de la vie, j’avais un frère aîné qui mourut sous mes yeux, âgé de dix-sept ans à peine. Par la suite, au cours des années, je me suis convaincu peu à peu que ce frère fut dans ma destinée comme une indication, un décret de la Providence, car sans lui, bien sûr, je ne me serais pas fait religieux, je ne me serais pas engagé dans cette voie précieuse. Cette première manifestation se produisit dans mon enfance, et au terme de ma carrière j’en ai sous les yeux comme la répétition. Le miracle, mes Pères, c’est que, sans lui ressembler beaucoup de visage, Alexéi me parut tellement semblable à lui spirituellement que je l’ai souvent considéré comme mon jeune frère, venu me retrouver à la fin de ma route, en souvenir du passé, si bien que je me suis même étonné de cette étrange illusion. Tu entends, Porphyre, poursuivit-il, en se tournant vers le novice attaché à son service, je t’ai souvent vu chagriné de ce que je te préférais Aliocha. Tu en connais maintenant la raison, mais je t’aime, sache-le, et ton chagrin m’a souvent peiné. Je veux vous parler, mes chers hôtes, de mon jeune frère, car il ne s’est rien passé dans ma vie de plus significatif ni de plus touchant. J’ai le cœur attendri, et toute mon existence m’apparaît en cet instant comme si je la revivais… »

Je dois remarquer que ce dernier entretien du starets avec ses visiteurs le jour de sa mort fut conservé en partie par écrit. Ce fut Alexéi Fiodorovitch Karamazov qui le rédigea de mémoire quelque temps après. Est-ce une reproduction intégrale ou bien fit-il des emprunts à d’autres entretiens avec son maître, je ne saurais le dire. D’ailleurs, dans ce manuscrit, le discours du starets est pour ainsi dire ininterrompu, comme s’il faisait un récit de sa vie destiné à ses amis, alors que certainement, d’après ce qu’on raconta ensuite, ce fut un entretien général, auquel les hôtes prirent part en y mêlant leurs propres souvenirs. Aussi bien, ce récit ne pouvait être ininterrompu, car le starets suffoquait parfois, perdait la voix, s’étendait sur son lit pour se reposer, tout en demeurant éveillé, les visiteurs restant à leur place. Deux fois le Père Païsius lut l’Évangile dans l’intervalle. Chose curieuse, personne ne s’attendait à ce qu’il mourût au cours de la nuit ; en effet, après avoir dormi profondément dans la journée, il avait comme puisé en lui-même une force nouvelle, qui le soutint durant ce long entretien avec ses amis. Mais cette