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« Lève-toi, mon bien cher, poursuivit le starets, que je te regarde. As-tu fait visite à ta famille, as-tu vu ton frère ? »

Il parut étrange à Aliocha qu’il le questionnât expressément au sujet d’un de ses frères, mais lequel ? c’était donc pour ce frère, peut-être, qu’il l’avait par deux fois envoyé en ville.

« J’ai vu l’un d’eux, répondit-il.

— Je veux parler de l’aîné, devant qui je me suis prosterné.

— Je l’ai vu hier, mais il m’a été impossible de le rencontrer aujourd’hui, dit Aliocha.

— Dépêche-toi de le trouver ; retourne demain, toute affaire cessante. Il se peut que tu aies le temps de prévenir un affreux malheur. Hier, je me suis incliné devant sa profonde souffrance future. »

Il se tut soudain, l’air pensif. Ces paroles étaient étranges. Le Père Joseph, témoin de la scène de la veille, échangea un regard avec le Père Païsius. Aliocha n’y tint plus.

« Mon père et mon maître, fit-il, en proie à une grande agitation, vos paroles manquent de clarté. Quelle souffrance l’attend ?

— Ne sois pas curieux. Hier, j’ai eu une impression terrible ; il m’a semblé lire toute sa destinée. Il a eu un regard… qui m’a fait frémir en songeant au sort que cet homme se préparait. Une fois ou deux dans ma vie, j’ai vu chez certaines personnes une expression de ce genre, qui paraissait révéler leur destinée, et celle-ci s’est accomplie, hélas ! Je t’ai envoyé auprès de lui, Alexéi, dans l’idée que ta présence fraternelle le soulagerait. Mais tout vient du Seigneur, et nos destinées dépendent de lui. Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul, mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit[1]. Souviens-t’en. Quant à toi, Alexéi, je t’ai souvent béni en pensée à cause de ton visage, sache-le, proféra le starets avec un doux sourire. Voici mon idée à ton sujet : tu quitteras ces murs, tu séjourneras dans le monde comme un religieux. Tu auras de nombreux adversaires, mais tes ennemis eux-mêmes t’aimeront. La vie t’apportera beaucoup de malheurs, mais dans l’infortune tu trouveras la félicité, tu béniras la vie et tu obligeras les autres à la bénir, ce qui est l’essentiel. Mes Pères, continua-t-il avec un aimable sourire à l’adresse de ses hôtes, je n’ai jamais dit jusqu’à présent, même à ce jeune homme, pourquoi son visage était si cher à mon âme. Il fut pour moi comme un souvenir et

  1. Jean, XII, 24, 25.