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emprunté cela à mon poème. Je te remercie pourtant. Il est temps de partir, Aliocha, pour toi comme pour moi. »

Ils sortirent. Sur le perron, ils s’arrêtèrent.

« Écoute, Aliocha, prononça Ivan d’un ton ferme, si je puis encore aimer les pousses printanières, ce sera grâce à ton souvenir. Il me suffira de savoir que tu es ici, quelque part, pour reprendre goût à la vie. Es-tu content ? Si tu veux, prends ceci pour une déclaration d’amour. À présent, allons chacun de notre côté. En voilà assez, tu m’entends. C’est-à-dire que si je ne partais pas demain (ce n’est guère probable) et que nous nous rencontrions de nouveau, plus un mot sur ces questions. Je te le demande formellement. Et quant à Dmitri, je te prie aussi de ne plus jamais me parler de lui. Le sujet est épuisé, n’est-ce pas ? En échange, je te promets, vers trente ans, lorsque je voudrai « jeter ma coupe », de revenir causer encore avec toi, où que tu sois, et fussé-je en Amérique. Cela m’intéressera beaucoup alors de voir ce que tu seras devenu. Voilà une promesse solennelle : nous nous disons adieu pour dix ans, peut-être. Va retrouver ton Pater seraphicus, il se meurt ; s’il succombait en ton absence, tu m’en voudrais de t’avoir retenu. Adieu ; embrasse-moi encore une fois ; et maintenant, va-t’en… »

Ivan s’éloigna et suivit son chemin sans se retourner. C’est ainsi que Dmitri était parti la veille, dans de tout autres conditions, il est vrai. Cette remarque bizarre traversa comme une flèche l’esprit attristé d’Aliocha. Il demeura quelques instants à suivre son frère du regard. Tout à coup, il remarqua, pour la première fois, qu’Ivan se dandinait en marchant et qu’il avait, vu de dos, l’épaule droite plus basse que l’autre. Mais soudain Aliocha fit volte-face et se dirigea presque en courant vers le monastère. La nuit tombait, un pressentiment indéfinissable l’envahissait. Comme la veille, le vent s’éleva, et les pins centenaires bruissaient lugubrement quand il entra dans le bois de l’ermitage. Il courait presque. « Pater seraphicus, où a-t-il pris ce nom[1] ? Ivan, pauvre Ivan, quand te reverrai-je… Voici l’ermitage, Seigneur ! Oui, c’est lui, le Pater seraphicus, qui me sauvera… de lui pour toujours ! »

Plusieurs fois dans la suite, il s’étonna d’avoir pu, après le départ d’Ivan, oublier si totalement Dmitri, qu’il s’était promis, le matin même, de rechercher et de découvrir, dût-il passer la nuit hors du monastère.

  1. Probablement dans le Faust de Goethe, seconde partie, v. 7277 et suivants.