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sement du legs de la générale traîna en longueur, par suite de diverses formalités et de retards inévitables chez nous ; le jeune homme se trouva donc fort gêné pendant ses deux premières années d’université, et dut gagner sa vie tout en poursuivant ses études. Il faut noter qu’alors il n’essaya nullement de correspondre avec son père ; peut-être était-ce par fierté, par dédain envers lui ; peut-être aussi le froid calcul de sa raison lui démontrait-il qu’il n’avait rien à attendre du bonhomme. Quoi qu’il en fût, le jeune homme ne se troubla pas, trouva du travail, d’abord des leçons à vingt kopeks, ensuite des articles en dix lignes sur des scènes de la rue, signés « Un Témoin oculaire », qu’il portait à divers journaux. Ces articles, dit-on, étaient toujours curieux et spirituels, ce qui assura leur succès. De la sorte, le jeune reporter montra sa supériorité pratique et intellectuelle sur les nombreux étudiants des deux sexes, toujours nécessiteux, qui, tant à Pétersbourg qu’à Moscou, assiègent du matin au soir les bureaux des journaux et des périodiques, n’imaginant rien de mieux que de réitérer leur éternelle demande de copie et de traductions du français. Une fois introduit dans le monde des journaux, Ivan Fiodorovitch ne perdit pas le contact ; durant ses dernières années d’université, il donna avec beaucoup de talent des comptes rendus d’ouvrages spéciaux et se fit ainsi connaître dans les milieux littéraires. Mais ce n’est que vers la fin qu’il réussit, par hasard, à éveiller une attention particulière dans un cercle de lecteurs beaucoup plus étendu. À sa sortie de l’université, et alors qu’il se préparait à partir pour l’étranger avec ses deux mille roubles, Ivan Fiodorovitch publia, dans un grand journal, un article étrange, qui attira même l’attention des profanes. Le sujet lui était apparemment inconnu, puisqu’il avait suivi les cours de la Faculté des Sciences, et que l’article traitait la question des tribunaux ecclésiastiques, partout soulevée alors. Tout en examinant quelques opinions émises sur cette matière, il exposait également ses vues personnelles. Ce qui frappait, c’était le ton et l’inattendu de la conclusion. Or, tandis que beaucoup d’ « ecclésiastiques » tenaient l’auteur pour leur partisan, les « laïcs », aussi bien que les athées, applaudissaient à ses idées. En fin de compte, quelques personnes décidèrent que l’article entier n’était qu’une effrontée mystification. Si je mentionne cet épisode, c’est surtout parce que l’article en question parvint jusqu’à notre fameux monastère — où l’on s’intéressait à la question des tribunaux ecclésiastiques — et qu’il y provoqua une grande perplexité. Le