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dieux auront disparu ; on se prosternera devant les idoles. Tu n’ignorais pas, tu ne pouvais pas ignorer ce secret fondamental de la nature humaine, et pourtant tu as repoussé l’unique drapeau infaillible qu’on t’offrait et qui aurait courbé sans conteste tous les hommes devant toi, le drapeau du pain terrestre ; tu l’as repoussé au nom du pain céleste et de la liberté ! Vois ce que tu fis ensuite, toujours au nom de la liberté ! Il n’y a pas, je te le répète, de souci plus cuisant pour l’homme que de trouver au plus tôt un être à qui déléguer ce don de la liberté que le malheureux apporte en naissant. Mais pour disposer de la liberté des hommes, il faut leur donner la paix de la conscience. Le pain te garantissait le succès ; l’homme s’incline devant qui le donne, car c’est une chose incontestée, mais qu’un autre se rende maître de la conscience humaine, il laissera là même ton pain pour suivre celui qui captive sa conscience. En cela tu avais raison, car le secret de l’existence humaine consiste, non pas seulement à vivre, mais encore à trouver un motif de vivre. Sans une idée nette du but de l’existence, l’homme préfère y renoncer et fût-il entouré de monceaux de pain, il se détruira plutôt que de demeurer sur terre. Mais qu’est-il advenu ? Au lieu de t’emparer de la liberté humaine, tu l’as encore étendue ? As-tu donc oublié que l’homme préfère la paix et même la mort à la liberté de discerner le bien et le mal ? Il n’y a rien de plus séduisant pour l’homme que le libre arbitre, mais aussi rien de plus douloureux. Et au lieu de principes solides qui eussent tranquillisé pour toujours la conscience humaine, tu as choisi des notions vagues, étranges, énigmatiques, tout ce qui dépasse la force des hommes, et par là tu as agi comme si tu ne les aimais pas, toi, qui étais venu donner ta vie pour eux ! Tu as accru la liberté humaine au lieu de la confisquer et tu as ainsi imposé pour toujours à l’être moral les affres de cette liberté. Tu voulais être librement aimé, volontairement suivi par les hommes charmés. Au lieu de la dure loi ancienne, l’homme devait désormais, d’un cœur libre, discerner le bien et le mal, n’ayant pour se guider que ton image, mais ne prévoyais-tu pas qu’il repousserait enfin et contesterait même ton image et ta vérité, étant accablé sous ce fardeau terrible : la liberté de choisir ? Ils s’écrieront enfin que la vérité n’était pas en toi, autrement tu ne les aurais pas laissés dans une incertitude aussi angoissante avec tant de soucis et de problèmes insolubles. Tu as ainsi préparé la ruine de ton royaume ; n’accuse donc personne de cette ruine. Cependant,