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et pourtant, leur liberté, ils l’ont humblement déposée à nos pieds. Cela est notre œuvre, à vrai dire ; est-ce la liberté que tu rêvais ? »

— De nouveau, je ne comprends pas, interrompit Aliocha ; il fait de l’ironie, il se moque ?

— Pas du tout ! Il se vante d’avoir, lui et les siens, supprimé la liberté, dans le dessein de rendre les hommes heureux. Car c’est maintenant pour la première fois (il parle, bien entendu, de l’Inquisition), qu’on peut songer au bonheur des hommes. Ils sont naturellement révoltés ; est-ce que des révoltés peuvent être heureux ? Tu étais averti, lui dit-il, les conseils ne t’ont pas manqué, mais tu n’en as pas tenu compte, tu as rejeté l’unique moyen de procurer le bonheur aux hommes ; heureusement qu’en partant tu nous a transmis l’œuvre, tu as promis, tu nous as solennellement accordé le droit de lier et de délier, tu ne saurais maintenant songer à nous retirer ce droit. Pourquoi donc es-tu venu nous déranger ? »

— Que signifie ceci : « les avertissements et les conseils ne t’ont pas manqué » ? demanda Aliocha.

— Mais c’est le point capital dans le discours du vieillard : « L’Esprit terrible et profond, l’Esprit de la destruction et du néant, reprend-il, t’a parlé dans le désert, et les Écritures rapportent qu’il t’a « tenté ». Est-ce vrai ? Et pouvait-on rien dire de plus pénétrant que ce qui te fut dit dans les trois questions ou, pour parler comme les Écritures, les « tentations » que tu as repoussées ? Si jamais il y eut sur terre un miracle authentique et retentissant, ce fut le jour de ces trois tentations. Le seul fait d’avoir formulé ces trois questions constitue un miracle. Supposons qu’elles aient disparu des Écritures, qu’il faille les reconstituer, les imaginer à nouveau pour les y replacer, et qu’on réunisse à cet effet tous les sages de la terre, hommes d’États, prélats, savants, philosophes, poètes, en leur disant : imaginez, rédigez trois questions, qui non seulement correspondent à l’importance de l’événement, mais encore expriment en trois phrases toute l’histoire de l’humanité future, crois-tu que cet aréopage de la sagesse humaine pourrait imaginer rien d’aussi fort et d’aussi profond que les trois questions que te proposa alors le puissant Esprit ? Ces trois questions prouvent à elles seules que l’on a affaire à l’Esprit éternel et absolu et non à un esprit humain transitoire. Car elles résument et prédisent en même temps toute l’histoire ultérieure de l’humanité ; ce sont les trois formes où se cristallisent toutes les contradictions