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son devint le théâtre d’orgies auxquelles prenaient part de vilaines femmes. Un trait à noter, c’est que le domestique Grigori, être morne, raisonneur stupide et entêté, qui détestait sa première maîtresse, prit le parti de la seconde, se querellant pour elle avec son maître d’une façon presque intolérable de la part d’un domestique. Un jour, il alla jusqu’à mettre à la porte les donzelles qui festoyaient chez Fiodor Pavlovitch. Plus tard, la malheureuse jeune femme, terrorisée dès l’enfance, fut en proie à une maladie nerveuse fréquente parmi les villageoises et qui leur vaut le nom de « possédées ». Parfois la malade, victime de terribles crises d’hystérie, en perdait la raison. Elle donna pourtant à son mari deux fils : le premier, Ivan, après un an de mariage ; le second, Alexéi, trois ans plus tard. À sa mort, le jeune Alexéi était dans sa quatrième année et, si étrange que cela paraisse, il se rappela sa mère toute sa vie, mais comme à travers un songe. Quand elle fut morte, les deux garçons eurent le même sort que le premier : leur père les oublia, les délaissa totalement, et ils furent recueillis par le même Grigori, dans son pavillon. C’est là que les trouva la vieille générale, la bienfaitrice qui avait élevé leur mère. Elle vivait encore et, durant ces huit années, sa rancune n’avait pas désarmé. Parfaitement au courant de l’existence que menait sa Sophie, en apprenant sa maladie et les scandales qu’elle endurait, elle déclara deux ou trois fois aux parasites de son entourage : « C’est bien fait, Dieu la punit de son ingratitude. » Trois mois exactement après la mort de Sophie Ivanovna, la générale parut dans notre ville et se présenta chez Fiodor Pavlovitch. Son séjour ne dura qu’une demi-heure, mais elle mit le temps à profit. C’était le soir. Fiodor Pavlovitch, qu’elle n’avait pas vu depuis huit ans, se montra en état d’ivresse. On raconte que, dès l’abord, sans explication aucune, elle lui donna deux soufflets retentissants, puis le tira trois fois par son toupet de haut en bas. Sans ajouter un mot, elle alla droit au pavillon où se trouvaient les enfants. Ils n’étaient ni lavés ni tenus proprement ; ce que voyant, l’irascible vieille donna encore un soufflet à Grigori et lui déclara qu’elle emmenait les garçons. Tels qu’ils étaient, elle les enveloppa dans une couverture, les mit en voiture et repartit. Grigori encaissa le soufflet en bon serviteur et s’abstint de toute insolence ; en reconduisant la vieille dame à sa voiture, il dit d’un ton grave, après s’être incliné profondément, que « Dieu la récompenserait de sa bonne action ». « Tu n’es qu’un nigaud », lui cria-t-elle en guise