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— Comme Dieu, alors ?

— Tu sais fort bien « retourner les mots », comme dit Polonius dans Hamlet, reprit Ivan en riant. Tu m’as pris au mot, soit ; mais il est beau, ton Dieu, si l’homme l’a fait à son image. Tu me demandais tout à l’heure : à quoi bon tout cela ? Vois-tu, je suis un dilettante, un amateur de faits et d’anecdotes ; je les recueille dans les journaux, je note ce qu’on me raconte, cela forme déjà une jolie collection. Les Turcs y figurent, naturellement, avec d’autres étrangers, mais j’ai aussi des cas nationaux qui les surpassent. Chez les Russes, les verges et le fouet sont surtout en honneur ; on ne cloue personne par les oreilles, parbleu, nous sommes des Européens, mais notre spécialité est de fouetter, et on ne saurait nous la ravir. À l’étranger, on dirait que cette pratique a disparu, par suite de l’adoucissement des mœurs, ou bien parce que les lois naturelles interdisent à l’homme de fouetter son semblable. En revanche, il existe là-bas comme ici une coutume à ce point nationale qu’elle serait presque impossible en Russie, bien qu’elle s’implante aussi chez nous, surtout à la suite du mouvement religieux dans la haute société. Je possède une charmante brochure traduite du français, où l’on raconte l’exécution à Genève, il y a cinq ans, d’un assassin nommé Richard, qui se convertit au christianisme avant de mourir, à l’âge de vingt-quatre ans. C’était un enfant naturel, donné par ses parents, quand il avait six ans, à des bergers suisses, qui l’élevèrent pour le faire travailler. Il grandit comme un petit sauvage, sans rien apprendre ; à sept ans, on l’envoya paître le troupeau, au froid et à l’humidité, à peine vêtu et affamé. Ces gens n’éprouvaient aucun remords à le traiter ainsi ; au contraire, ils estimaient en avoir le droit, car on leur avait fait don de Richard comme d’un objet, et ils ne jugeaient même pas nécessaire de le nourrir. Richard lui-même raconte qu’alors, tel l’enfant prodigue de l’Évangile, il eût bien voulu manger la pâtée destinée aux pourceaux qu’on engraissait, mais il en était privé et on le battait lorsqu’il la dérobait à ces animaux : c’est ainsi qu’il passa son enfance et sa jeunesse, jusqu’à ce que, devenu grand et fort, il se mît à voler. Ce sauvage gagnait sa vie à Genève comme journalier, buvait son salaire, vivait comme un monstre, et finit par assassiner un vieillard pour le dévaliser. Il fut pris, jugé et condamné à mort. On n’est pas sentimental dans cette ville ! En prison, il est aussitôt entouré par les pasteurs, les membres d’associations religieuses, les dames patronnesses. Il apprit à lire