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le salut, surtout pour votre garçon ; vous devriez partir plus vite, avant l’hiver, avant les froids ; vous nous écririez de là-bas, nous resterions frères… Non, ce n’est pas un songe ! »

Aliocha aurait voulu l’étreindre, tant il était content. Mais après l’avoir regardé il s’arrêta brusquement : le capitaine, le cou et les lèvres tendus, le visage blême et exalté, remuait les lèvres comme s’il voulait dire quelque chose, mais aucun son ne sortait.

« Qu’avez-vous ? s’enquit Aliocha dans un tressaillement subit.

— Alexéi Fiodorovitch… je… vous… murmura le capitaine, par saccades, en le fixant d’un air étrange et farouche, l’air d’un homme qui va s’élancer dans le vide, en même temps que ses lèvres souriaient. Je… vous… voulez-vous que je vous montre un tour de passe-passe ? chuchota-t-il soudain, d’un ton ferme, rapide.

— Quel tour ?

— Vous allez voir, répéta le capitaine, la bouche crispée, l’œil gauche clignotant, le regard rivé sur Aliocha.

— Qu’avez-vous donc, de quel tour parlez-vous ? s’écria Aliocha, effrayé pour de bon.

— Le voici, regardez ! » vociféra le capitaine.

Et, lui montrant les deux billets que durant ses discours il avait tenus entre le pouce et l’index, il les saisit avec rage et les froissa dans son poing serré.

« Vous avez vu, vous avez vu ! cria-t-il, blême, frénétique. Il leva le poing et, de toute sa force, jeta les deux billets chiffonnés sur le sable. Avez-vous vu ? hurla-t-il de nouveau en les montrant du doigt, eh bien, voilà… »

Il se mit à les fouler sous son talon avec un acharnement sauvage. Il haletait et s’exclamait à chaque coup :

« Voilà ce que j’en fais, de votre argent, voilà ce que j’en fais ! »

Soudain il bondit en arrière et se dressa devant Aliocha. Toute sa personne respirait une fierté indicible.

« Allez dire à ceux qui vous ont envoyé que le torchon de tille ne vend pas son honneur ! » s’écria-t-il, le bras tendu.

Puis il tourna rapidement les talons et se mit à courir. Il n’avait pas fait cinq pas qu’il se retourna vers Aliocha, en lui faisant de la main un signe d’adieu. Au bout de cinq autres pas, il se retourna de nouveau ; cette fois son visage n’était plus crispé par le rire, mais secoué par les larmes. Il bredouilla d’un ton larmoyant, saccadé :