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rière, il fut en relation avec de nombreux ultra-libéraux, tant en Russie qu’à l’étranger, et connut personnellement Proudhon et Bakounine. Il aimait à évoquer les trois journées de février 1848, à Paris, donnant à entendre qu’il avait failli prendre part aux barricades ; c’était un des meilleurs souvenirs de sa jeunesse. Il possédait une belle fortune, environ mille âmes, pour compter à la mode ancienne. Sa superbe propriété se trouvait aux abords de notre petite ville et touchait aux terres de notre fameux monastère. Sitôt en possession de son héritage, Piotr Alexandrovitch entama avec les moines un procès interminable au sujet de certains droits de pêche ou de coupe de bois, je ne sais plus au juste, mais il estima de son devoir, en tant que citoyen éclairé, de faire un procès aux « cléricaux ». Quand il apprit les malheurs d’Adélaïde Ivanovna, dont il avait gardé bon souvenir, ainsi que l’existence de Mitia, il prit à cœur cette affaire, malgré l’indignation juvénile et le mépris que lui inspirait Fiodor Pavlovitch. C’est alors qu’il vit celui-ci pour la première fois. Il lui déclara ouvertement son intention de se charger de l’enfant. Longtemps après, il racontait, comme un trait caractéristique, que Fiodor Pavlovitch, lorsqu’il fut question de Mitia, parut un moment ne pas comprendre de quel enfant il s’agissait, et même s’étonner d’avoir un jeune fils quelque part, dans sa maison. Pour exagéré qu’il fût, le récit de Piotr Alexandrovitch n’en devait pas moins contenir une part de vérité. Effectivement, Fiodor Pavlovitch aima toute sa vie à prendre des attitudes, à jouer un rôle, parfois sans nécessité aucune, et même à son détriment, comme dans le cas présent. C’est d’ailleurs là un trait spécial à beaucoup de gens, même point sots. Piotr Alexandrovitch mena l’affaire rondement et fut même tuteur de l’enfant (conjointement avec Fiodor Pavlovitch), sa mère ayant laissé une maison et des terres. Mitia alla demeurer chez ce petit-cousin, qui n’avait pas de famille. Pressé de retourner à Paris, après avoir réglé ses affaires et assuré la rentrée de ses fermages, il confia l’enfant à l’une de ses tantes, qui habitait Moscou. Par la suite, s’étant acclimaté en France, il oublia l’enfant, surtout lorsque éclata la révolution de Février, qui frappa son imagination pour le reste de ses jours. La tante de Moscou étant morte, Mitia fut recueilli par une de ses filles mariées. Il changea, paraît-il, une quatrième fois de foyer. Je ne m’étends pas là-dessus pour le moment, d’autant plus qu’il sera encore beaucoup question de ce premier rejeton de Fiodor Pavlovitch, et je me borne aux détails indispensables,