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qu’il courut dans la rue et se mit à crier, dans sa joie, les bras au ciel : « Maintenant, Seigneur, tu laisses aller Ton serviteur[1]. » D’autres prétendent qu’il sanglotait comme un enfant, au point qu’il faisait peine à voir, malgré le dégoût qu’il inspirait. Il se peut fort bien que l’une et l’autre version soient vraies, c’est-à-dire qu’il se réjouit de sa libération, tout en pleurant sa libératrice. Bien souvent les gens, même méchants, sont plus naïfs, plus simples, que nous ne le pensons. Nous aussi, d’ailleurs.

II

Karamazov se débarrasse de son premier fils


On peut se figurer quel père et quel éducateur pouvait être un tel homme. Comme il était à prévoir, il délaissa complètement l’enfant qu’il avait eu d’Adélaïde Ivanovna, non par animosité ou par rancune conjugale, mais simplement parce qu’il l’avait tout à fait oublié. Tandis qu’il excédait tout le monde par ses larmes et ses plaintes et faisait de sa maison un mauvais lieu, le petit Mitia fut recueilli par Grigori[2], un fidèle serviteur ; si celui-ci n’en avait pas pris soin, l’enfant n’aurait peut-être eu personne pour le changer de linge. De plus, sa famille maternelle parut l’oublier. Son grand-père était mort, sa grand-mère, établie à Moscou, trop souffrante, ses tantes s’étaient mariées, de sorte que Mitia dut passer presque une année dans le pavillon où habitait Grigori. D’ailleurs, si son père s’était souvenu de lui (au fait il ne pouvait ignorer son existence), il eût renvoyé l’enfant au pavillon, pour n’être pas gêné dans ses débauches. Mais, sur ces entrefaites, arriva de Paris le cousin de feu Adélaïde Ivanovna, Piotr[3] Alexandrovitch Mioussov, qui devait, par la suite, passer de nombreuses années à l’étranger. À cette époque, il était encore tout jeune et se distinguait de sa famille par sa culture, et ses belles manières. « Occidentaliste » convaincu, il devait, vers la fin de sa vie, devenir un libéral à la façon des années 40 et 50. Au cours de sa car-

  1. Luc, ii, 29. — H. M.
  2. Grégoire. — H. M.
  3. Pierre. — H. M.