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nuelles commencèrent. On rapporte que la jeune femme se montra beaucoup plus noble et plus digne que Fiodor Pavlovitch, qui lui escamota dès l’abord, comme on l’apprit plus tard, tout son capital liquide, vingt-cinq mille roubles, dont elle n’entendit plus jamais parler. Pendant longtemps il mit tout en œuvre pour que sa femme lui transmît, par un acte en bonne et due forme, un petit village et une assez belle maison de ville, qui faisaient partie de sa dot. Il y serait certainement parvenu, tant ses extorsions et ses demandes effrontées inspiraient de dégoût à la malheureuse que la lassitude eût poussée à dire oui. Par bonheur, la famille intervint et refréna la rapacité du mari. Il est notoire que les époux en venaient fréquemment aux coups, et on prétend que ce n’est pas Fiodor Pavlovitch qui les donnait, mais bien Adélaïde Ivanovna, femme emportée, hardie, brune irascible, douée d’une étonnante vigueur. Elle finit par s’enfuir avec un séminariste qui crevait de misère, laissant sur les bras, à son mari, un enfant de trois ans, Mitia[1]. Le mari s’empressa d’installer un harem dans sa maison et d’organiser des soûleries. Entre-temps, il parcourait la province, se lamentant à tout venant de la désertion d’Adélaïde Ivanovna, avec des détails choquants sur sa vie conjugale. On aurait dit qu’il prenait plaisir à jouer devant tout le monde le rôle ridicule de mari trompé, à dépeindre son infortune en chargeant les couleurs. « On croirait que vous êtes monté en grade, Fiodor Pavlovitch, tant vous paraissez content, malgré votre affliction », lui disaient les railleurs. Beaucoup ajoutaient qu’il était heureux de se montrer dans sa nouvelle attitude de bouffon, et qu’à dessein, pour faire rire davantage, il feignait de ne pas remarquer sa situation comique. Qui sait, d’ailleurs, peut-être était-ce de sa part naïveté ? Enfin, il réussit à découvrir les traces de la fugitive. La malheureuse se trouvait à Pétersbourg, où elle avait achevé de s’émanciper. Fiodor Pavlovitch commença à s’agiter et se prépara à partir — dans quel dessein ? — lui-même n’en savait rien. Peut-être eût-il vraiment fait le voyage de Pétersbourg, mais, cette décision prise, il estima avoir le droit, pour se donner du cœur, de se soûler dans toutes les règles. Sur ces entrefaites, la famille de sa femme apprit que la malheureuse était morte subitement dans un taudis, de la fièvre typhoïde, disent les uns, de faim, prétendent les autres. Fiodor Pavlovitch était ivre lorsqu’on lui annonça la mort de sa femme ; on raconte

  1. Diminutif de Dmitri (Démétrius). — H. M.