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hui pour un préjugé de respecter père et mère ; néanmoins les lois ne permettent pas encore de traîner un père par les cheveux, de le frapper au visage à coups de botte, dans sa propre maison, et de le menacer, devant témoins, de venir l’achever. Si je voulais, je le materais et je pourrais le faire arrêter pour la scène d’hier.

— Alors vous ne voulez pas porter plainte ?

— Ivan m’en a dissuadé. Je me moque d’Ivan, mais il y a une chose… »

Il se pencha vers Aliocha et continua d’un ton confidentiel :

« Que je le fasse arrêter, le gredin, elle le saura et accourra vers lui ! Mais qu’elle apprenne qu’il m’a à moitié assommé, moi, débile vieillard, elle l’abandonnera peut-être et viendra me voir… Tel est son caractère ; elle n’agit que par contradiction ; je la connais à fond ! Tu ne veux pas de cognac ? Prends donc du café froid, je te verserai dedans un peu de cognac, un quart de petit verre ; cela donne bon goût.

— Non, merci. J’emporterai ce pain si vous le permettez, dit Aliocha, en prenant un petit pain mollet, qu’il glissa dans la poche de son froc. Vous ne devriez plus boire de cognac, conseilla-t-il d’un ton timide, en jetant un coup d’œil furtif sur le vieillard.

— Tu as raison, cela m’irrite. Mais rien qu’un petit verre… »

Il ouvrit le buffet, se versa un petit verre, referma le meuble et en remit la clef dans sa poche.

« Cela suffit, je ne crèverai pas d’un petit verre.

— Vous voilà meilleur !

— Hum ! Je t’aime même sans cognac, et je suis une canaille pour les canailles. Ivan ne part pas pour Tchermachnia, c’est afin de m’espionner. Il veut savoir combien je donnerai à Grouchegnka, si elle vient. Ce sont tous des misérables ! D’ailleurs, je renie Ivan, je ne le comprends pas. D’où vient-il ? Son âme n’est pas faite comme la nôtre. Il compte sur mon héritage. Mais je ne laisserai pas de testament, sachez-le. Quant à Mitia, je l’écraserai comme un cafard ; je les fais craquer la nuit sous ma pantoufle, et ton Mitia craquera de même. Je dis ton Mitia parce que tu l’aimes, mais cela ne me fait pas peur. Si c’était Ivan qui l’aimât, je craindrais pour moi-même. Mais Ivan n’aime personne, il n’est pas des nôtres, les gens comme lui, mon cher, ne sont pas pareils à nous, c’est de la poussière… Que le vent souffle, et cette poussière s’envole !… C’est une fantaisie qui m’a pris hier