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une mantille de soie abandonnée, et sur la table en face, deux tasses où il restait du chocolat, des biscuits, une coupe de cristal avec des raisins secs, une autre avec des bonbons. En voyant cette collation, Aliocha devina qu’il y avait des invités et fronça les sourcils. Mais aussitôt la portière se souleva, et Catherine Ivanovna entra d’un pas rapide, en lui tendant les deux mains avec un joyeux sourire. En même temps, une servante apporta et posa sur la table deux bougies allumées.

« Dieu soit loué, vous voilà enfin ! Toute la journée j’ai prié Dieu pour que vous veniez ! Asseyez-vous. »

La beauté de Catherine Ivanovna avait déjà frappé Aliocha, trois semaines auparavant, quand Dmitri l’avait conduit chez elle pour le présenter, car elle désirait beaucoup faire sa connaissance. Ils n’avaient guère causé lors de cette entrevue : croyant Aliocha fort gêné, Catherine Ivanovna voulut le mettre à l’aise et conversa tout le temps avec Dmitri. Aliocha avait gardé le silence, mais observé bien des choses. Le maintien noble, l’aisance fière, l’assurance de la hautaine jeune fille le frappèrent. Ses grands yeux noirs brillants lui parurent en parfaite harmonie avec la pâleur mate de son visage ovale. Mais ses yeux, ses lèvres tremblantes, si capables qu’ils fussent d’exciter l’amour de son frère, ne pourraient peut-être pas le retenir longtemps. Il s’en ouvrit presque à Dmitri, lorsque celui-ci, après la visite, insista, le suppliant de ne pas cacher l’impression que lui avait produite sa fiancée.

« Tu seras heureux avec elle, mais peut-être pas d’un bonheur calme.

— Frère, ces femmes demeurent pareilles à elles-mêmes ; elles ne se résignent pas devant la destinée. Ainsi, tu penses que je ne l’aimerai pas toujours ?

— Non, tu l’aimeras toujours, sans doute, mais tu ne seras peut-être pas toujours heureux avec elle… »

Aliocha exprima cette opinion en rougissant, dépité d’avoir, pour céder aux prières de son frère, formulé des idées aussi « sottes », car aussitôt émise, son opinion lui parut à lui-même fort sotte. Et il eut honte de s’être exprimé si catégoriquement sur une femme.

Sa surprise fut d’autant plus grande en sentant, au premier regard jeté maintenant sur Catherine Ivanovna, qu’il s’était peut-être trompé dans son jugement. Cette fois-ci, le visage de la jeune fille rayonnait d’une bonté ingénue, d’une sincérité ardente. De la « fierté », de la « hauteur » qui avaient